Le fossé empathique : d’Annunziata à Karen Messing

L’empathie, nonobstant tous les Trump de ce monde, m’apparaissait déjà comme une élément fondateur des communautés et comme la pierre d’assise pour bâtir des contrepouvoirs. Mais la notion de fossé emphatique m’était moins familière. Le départ d’Annunziata et le livre de Karen Messing, Les souffrances invisibles, m’en ont fait mieux saisir le sens.


L’empathie avec ou sans fossé

Annunziata de Pasquale, née Guzzi, est décédée il y a quelques semaines. Ma mère avait 94 ans. Elle est morte après plus d’un mois d’hospitalisation, à la suite d’une chirurgie de la hanche – réussie – qui s’est transformée en une longue agonie. Les enfants et les petits-enfants se sont succédés à son chevet. Nous étions là, ma sœur, mon beau-frère et moi, jusqu’à son dernier souffle. Nous n’étions pas seuls.

Étaient à nos côtés, infirmiers(ères), préposés(es) et médecins, tous gens compétents, le plus souvent dévoués, empressés. Aucun fossé empathique certes entre les patients et le personnel, ni entre eux et nous. Je reviens de cette expérience avec un sentiment d’admiration pour le personnel médical. Je suis particulièrement impressionné par le dévouement des infirmiers(ères) et des préposés(es). Leurs soins attentifs et leur présence chaleureuse nous ont permis de mieux traverser l’épreuve. L’empathie seule peut expliquer une telle générosité de la part d’employés relativement mal payés, le plus souvent incroyablement débordés de travail, constamment sur la ligne de feu pour affronter le stress des urgences, des cas difficiles, de la mort.

J’ai occupé, il y a quelques années, un poste de cadre dans une grande banque. Un souvenir m’est revenu de cette époque : le président de la banque d’alors, lui-même issu de la base, exigeait que les plus hauts cadres aillent travailler sur le terrain pendant une semaine (comme commis ou caissier). Il était persuadé que leurs activités de grands gestionnaires s’en ressentiraient par la suite et les rendraient plus en phase avec la réalité. J’avoue que l’idée m’est venue de proposer que les hauts cadres du système de la santé, dont le ministre de la Santé, les sous-ministres et autres hauts fonctionnaires, aillent vivre le quotidien d’un préposé une semaine par an. Un quotidien dont, visiblement, ils ignorent pas mal de choses.

Tout au cours de ce long mois, j’ai trouvé bien des prétextes à m’interroger sur les raisons de cette indifférence aux conditions de travail d’employés qui comptent parmi les plus utiles de notre société. Évidemment, le secteur de la santé n’est pas le seul.

Les souffrances invisibles

Les souffrances invisibles, le livre de Karen Messing, spécialiste de la santé des femmes, généticienne et ergonome, nous le rappelle. Ce livre peut nous aider, je pense, à comprendre les fondements de cette indifférence institutionnalisée. À travers les recherches faites sur le terrain auprès de catégories de travailleurs considérés comme au bas de l’échelle, Mme Messing nous contraint à prendre conscience que la situation réelle de ces travailleurs (le plus souvent des travailleuses) est mal évaluée. Ce sont des victimes peut-être de ce fossé empathique évoqué plus haut, fossé qui entrave même la rigueur de la démarche scientifique. Car les scientifiques ne sont pas à l’abri des préjugés à l’égard de certaines catégories de citoyens, ni des compromis, au nom de leurs intérêts (ici des contrats de recherche). Et les pouvoirs sont, au mieux, indifférents.

Bonne idée qu’a eue Mme Messing de replacer les résultats de ses travaux « terrain » dans leur contexte. Bonne idée de raconter l’évolution des recherches qu’elle a effectuées avec ses équipes, un peu comme une histoire. L’information n’est pas diluée, elle gagne en profondeur : la dimension de la réalité complexe, souvent pénible, de la vie quotidienne des travailleuses.

Je pense notamment au passage sur une usine aux prises avec une poussière radioactive que non seulement les patrons, mais les spécialistes consultés, ont préféré « balayer sous le tapis ». On y apprend beaucoup aussi sur les relations de pouvoir, la démission ou le silence complice des élites (et même celui des scientifiques), sur le mépris d’une catégorie de citoyens, comme s’il s’agissait d’un prérequis dans la quête obsessive d’une place avantageuse dans la hiérarchie sociale.

On dit : cela se lit comme un roman. Vrai. Mais – hélas! –, ce n’est pas de la fiction.

Ces conditions de travail – et ce mépris des travailleuses – ne datent pas d’hier évidemment. Annunziata aurait pu en témoigner, elle qui, jeune fille, a travaillé dans une usine, à confectionner des vêtements, puis des chapeaux. Le monde a peu changé à cet égard.

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Une réponse

  1. Bonjour,

    J’ai lu avec attention ton blogue sur le décès de ta mère. Tu sais, ma conjointe est décédée il y a maintenant 5 ans;
    les 7 derniers mois de sa vie se sont passés dans un CHLSD de st Eustache. La qualité des hommes et des femmes qui y travaillaient était indéniable.
    Sa condition ne permettait plus qu’elle puisse rester à la maison. La « paralysie supra nucléaire progressive » dont elle était atteinte l’a emportée, à 63 ans. Pendant tous ces mois, j’allais la voir chaque jour, et les deux dernières semaines on m’avait même installé un lit dans sa chambre afin que je puisse vivre ses derniers moments à ses côtés. Mes enfants, ceux de ma conjointe, ont été d’un support incroyable comme je l’ai été pour eux et elles. Moi aussi je n’ai eu que de l’admiration pour le personnel en place. J’y allais chaque soir afin de lui donner plus de temps pour manger. La maladie dont elle était atteinte l’empêchait de manger facilement sans s’étouffer avec sa nourriture. Et j’avoue que le personnel en place m’a beaucoup aidé par leur dévouement. Débordées, surchargées, travailler dans un mouroir demande un sens de la vocation incroyable. Peu de gens d’ailleurs passent toute une carrière dans ces établissements, elles deviennent épuisées. Ils ont bien vu, par notre présence comment on était dévastés par la maladie dégénérative, et comment on était impuissants; et ils ont été aussi proches de nous qu’on puisse imaginer. Ses souvenirs resteront bien sûr gravés à jamais.

    « Pour être dans les souvenirs des gens que vous aimez, vous devez partager leur présent. »

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