Le sommet, la cime, la tête. Voici ce que le chef évoque, que l’étymologie rappelle. En réalité, le général n’est rien sans ses soldats qui sont toute sa force, ni le propriétaire de l’entreprise sans l’habileté de ses employés. Le président sans ses citoyens. Personne n’est aussi dépendant : le chef n’est rien sans son équipe. Même quand il l’oublie, qu’il se prend à lui seul pour toute l‘équipe, se donne des airs de César et entend exiger une loyauté inconditionnelle.
Même en démocratie
Tout être humain, nonobstant qualités et défauts, est un citoyen qui est égal devant les autres – ou devrait l’être. Nulle élection, nomination, ni coup d’état n’accorde à un individu le droit d’imposer ses quatre volontés aux membres de sa communauté. L’intelligence, la force, l’hérédité ne confèrent pas le privilège d’exiger de l’autre une obéissance absolue. Dans une démocratie en santé, des règles et des lois, des institutions et la vigilance citoyenne contiennent son pouvoir dans des limites acceptables. Le chef ne devrait avoir d’autre choix que d’argumenter pour convaincre, de mobiliser pour agir et de voter pour trancher.
Pourtant, même en démocratie, on accorde bien des privilèges au chef. Le trône, les titres, l’argent souvent, tout est en place pour bien le hausser, en apparence, au-dessus du commun des mortels. La dévotion qu’il inspire parfois peut plonger les foules dans l’irrationalité, faire perdre tout esprit critique au citoyen, tout sens des proportions aux actionnaires. On pardonne beaucoup au chef adulé : un certain flou dans les idées, un programme improvisé, un parcours sinueux, des positions contradictoires. Même chez les citoyens fervents de démocratie, dotés d’une conscience politique aiguisée, il peut arriver que critiquer le moindre geste d’un chef charismatique soit bien mal reçu par ses fidèles.
Le moindre détenteur de pouvoir (patron, chef de parti, ministre, leader religieux, etc.) se croit d’ailleurs en droit d’exiger sa dose de loyauté.
Le prix à payer risque d’être élevé pour celui qui n’est pas considéré comme loyal. Et pour ceux qui ne choisissent pas la démission opportune, voire la fuite et l’exil, le châtiment pourrait s’avérer sévère. Les pouvoirs (religieux, économiques, mafieux ou politiques) ont démontré à l’égard de leurs opposants et de leurs objecteurs une imagination fébrile au cours de l’histoire : la démotion, le bannissement, l’emprisonnement, le fouet, les tortures, la pendaison, le bûcher, le pal, la guillotine, le peloton d’exécution.
Loyal : conforme à la loi
Pourtant, « loyal » (les dictionnaires sont formels) signifie « qui possède les qualités requises par la Loi ». Et le dictionnaire étymologique, avec sa « jurisprudence » des mots, nous le confirme : « loyal » vient du latin « legalis » (« conforme à la loi »). Loin de ce « Monsieur Loyal » de Molière, au service de Tartuffe, hypocrite comme pas un, qui en a malheureusement inspiré plusieurs.
Inutile de chercher dans les usages plus rares. Ainsi, « inventaire loyal, vrai et sincèrement fait » peut très bien s’appliquer à l’« inventaire » des corruptions effectué par des enquêteurs ou aux dérapages dénoncés par les lanceurs d’alerte. Ces derniers respectent généralement la lettre et même l’esprit de la Loi. Il leur a fallu un sens supérieur du devoir et un courage certain pour agir. Ne dit-on pas « cœur loyal », « chevalier loyal » pour qui a le sens de l’honneur, de la probité et la droiture des chevaliers sans peur et sans reproche.
Nulle justification donc à l’exigence d’une loyauté sans faille à l’égard d’un individu. La loyauté, conformément à son sens premier, doit aller d’abord à la Loi qui, en démocratie, est voulue par le peuple et régit le ministre, le président d’entreprise, le chef religieux et le citoyen.
Loyal ou « loyalist »
Les voyages forment la jeunesse et changent parfois le sens des mots. De retour d’un séjour à l’étranger, il arrive qu’ils se chargent de nouvelles significations. En Angleterre, on forge le mot « loyalist » qui donne « loyaliste » en français : « celui qui est loyal, partisan du souverain ou de l’autorité établie ». Ni la Loi, ni le peuple d’abord, mais la loyauté au Roi, l’obéissance à ses représentants, le respect dû aux institutions du Régime et le devoir de défendre l’Empire.
On objectera qu’il n’y a plus de Roi absolu et que, dans nos contrées, c’est le citoyen qui est souverain. Pas si sûr : le régime monarchique ne nous est pas tout à fait étranger. Le Gouverneur général représente la Reine. Et les symboles ne sont pas neutres. La même inspiration monarchique tend à imposer sa hiérarchie de valeurs prioritairement orientée vers le respect de la personne du Souverain (ou du président) au-delà de ceux du peuple ou de la communauté.
Même au sein des républiques qui se sont affranchies, souvent au prix du sang, de la royauté, la tentation aristocratique teinte le traitement réservé au chef élu, dès les cérémonies d’assermentation, et se reflète dans la tendance à exiger une loyauté inconditionnelle.
Le devoir de résistance
La loyauté ne doit pas, on l’a vu, se tromper d’objet. Elle doit être, à l’égard des personnes, utilisée avec prudence et modération. Les évènements, de nouveau, nous le rappellent : c’est la mise entre parenthèses des principes démocratiques qui plonge les peuples dans l’arbitraire. C’est le renoncement volontaire à sa liberté, bien plus que la crainte du cachot, qui pave le chemin des dictateurs. C’est l’attente d’un sauveur qui perd les peuples. C’est l’obéissance servile, davantage que la crainte du fouet, qui fait le maître et le serf.
Quand vient le temps de choisir un chef, les peuples ne devraient choisir que parmi ceux qui acceptent d’être le premier serviteur de leur communauté. Pour s’assurer que l’élu garde le cap, il faut pouvoir compter sur un citoyen informé, disposant d’un sens critique aiguisé, ultime gardien de la Loi, des institutions, du bien commun, qui sait qu’il a un devoir de résistance.
P.S. : Je continue de feuilleter le dictionnaire étymologique. Tiens! Je trouve l’expression « cheval loyal » : « cheval docile, qui obéit de son mieux et ne regimbe pas quand on le châtie ». Voilà sans doute l’inquiétude du maître : un manque de docilité. On comprend tout de suite la nécessité d’avoir un bon cheval et des serviteurs loyaux. Car il suffirait de quelque mouvement intempestif pour que le maître ne puisse pas rester en selle bien longtemps…