De manière générale, nous sommes au cœur de l’un des paradoxes des politiques publiques au Canada […], où le changement ne semble jamais pouvoir venir d’une réforme brutale (qui pourrait donc imposer une rupture paradigmatique?) et ne jamais émerger vraiment des microdynamiques incrémentales (la reconnaissance des acteurs ne leur conférant le plus souvent guère de poids politique).
Yann Fournis (2022)
La situation de blocage politique décrite par Fournis est inquiétante, lui pour qui la transition s’impose dans le contexte de réchauffement climatique et de perte de la biodiversité. D’où viendra le dégel permettant une « rupture paradigmatique » avec la société axée sur une insoutenable croissance? À la veille des élections québécoises, le refus répété du gouvernement Legault de reconnaître la responsabilité écologique du Québec est décourageant pour celles et ceux qui entreprennent, au ras des pâquerettes, de préparer voire de faire la transition socioécologique. Leurs efforts sont-ils vains ou bien ouvrent-ils, malgré tout, des voies?
J’aimerais bien avoir une réponse claire à cette question et surtout savoir comment la partager avec les personnes qui militent au quotidien pour la souveraineté alimentaire à toutes les échelles, pour la sobriété dans l’utilisation des ressources et pour une justice sociale réparatrice des iniquités sur lesquelles repose notre confort nord-américain. Je n’ai pourtant que l’espoir des « utopies réelles » (Olin Wright) que j’ai la chance de découvrir dans la recherche à laquelle je suis associé. Devant l’immensité de la tâche d’un changement de modèle de société, ces efforts sont-ils inutiles? Je considère invraisemblable que l’énergie collective engagée dans ces démarches locales et leur coordination régionale se déploie en vain. L’histoire du Québec nous démontre qu’une transition aussi importante que la Révolution tranquille a été l’aboutissement d’une maturation lente et souvent pénible de dynamiques actives durant des décennies de luttes syndicales et de mouvements citoyens, dans le travail d’éducation populaire et la détermination de réflexions critiques partagées.
Les innovations locales porteuses de réponses partielles aux défis collectifs appellent des réponses concrètes de l’État québécois. L’aménagement du territoire, la création d’aires protégées au sud du 45e parallèle, la révision des lois héritées de l’époque coloniale en gestion de la forêt et des ressources minérales sont autant de champs en souffrance, de questions soulevées par l’action citoyenne auxquelles seul l’État est en mesure de répondre. Le malheur c’est que la majorité appelée à s’exprimer en octobre est peu alertée face à ces enjeux, ce qui laisse toute la place à un État au service des affaires, des choix « pour la croissance ». Nous avons bien peu de temps avant le scrutin de l’automne, mais nous devons miser sur le débat public pour faire avancer la prise de conscience collective de ces enjeux.
Si la multiplication des événements extrêmes demeure encore assez loin de chez nous pour ne pas trop nous inquiéter, nous ne devons pas attendre que des catastrophes nous frappent pour nous préparer aux choix difficiles. L’immigration n’est pas d’abord un enjeu de main d’œuvre, mais de responsabilité à l’égard des populations qui veulent quitter l’appauvrissement qui a permis notre développement. Notre abondant approvisionnement en eau suscite des convoitises et nous avons une responsabilité de ne pas transformer ce bien commun en occasion d’affaires. Nous devons aussi éviter que l’appétit américain pour nos réserves ne devienne source de conflits. Quant aux émissions de gaz à effet de serre dues au transport, trop de gens optent encore pour les camions et les VUS, réclament de grands axes routiers, utilisent des VTT et des motoneiges, aiment les courses de formule 1 et les régates!
La liste pourrait s’allonger des défis collectifs auxquels les réponses passent par un État socialement responsable. Comme électeurs, il nous revient d’élire des personnes capables d’agir pour la transition. Tant que la volonté populaire ne fera pas de ces enjeux la condition de son appui au gouvernement, le ministère de l’Environnement sera confié à des personnes accommodantes et la menace écologique et ses impacts sociaux risquent de perdurer. En ce moment, la prise de conscience de l’urgence de la transition est loin d’être assez large pour inciter nos gouvernements (à tous les niveaux) à faire de tels choix.
La volonté affichée d’une nouvelle génération d’élus des grandes villes de promouvoir une nouvelle urbanisation est-elle un signe que le Québec pourrait offrir aux acteurs locaux des réponses qui permettent de relier les « microdynamiques incrémentales » et les choix politiques porteurs de changement? Ces élus auront-ils la possibilité de faire bouger Québec et Ottawa ou bien les discours vertueux sans actions fermes vont-ils continuer à préserver les grands joueurs qui tirent profit de la gestion irresponsable des facteurs de la crise climatique?
Les groupes qui militent activement pour une alimentation de proximité, pour une politique de l’habitation qui bloque la spéculation immobilière, pour une mobilité durable (marche, vélo et transport collectif), pour des aménagements qui préservent les écosystèmes et pour une densification urbaine permettant de contrer l’étalement sur des terres agricoles, méritent que ces questions soient clairement abordées dans la campagne électorale. La démonstration durant la pandémie de la désorganisation des services publics recevra-t-elle une réponse sérieuse ou bien attendra-t-on encore la bonne volonté de ceux dont les intérêts sont mieux servis par la privatisation (notamment en santé et en éducation)?
Est-il trop tard pour que ces questions puissent entraîner un changement du discours politique québécois? Je considère que, de toute façon, il est impératif de faire reconnaître à l’échelle nationale les enjeux, les voies de solution et les initiatives locales qui les portent. Nous sommes devant une urgence et les élections d’octobre prochain nous offrent une occasion de mobilisation citoyenne à la mesure de ces enjeux. Il vaut la peine d’accompagner les projets collectifs afin de mettre en valeur les essentiels dont ils sont porteurs.
René Lachapelle – 15 août 2022
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Fournis, Y. (2022). Tout contre les territoires. La gouvernance provinciale des ressources naturelles au Canada et au Québec, dans Zaga Mendez, A., J.-F. Bissonnette et J. Dupras. Une économie écologique pour le Québec. Comment opérationnaliser une nécessaire transition, Québec : Presses de l’Université du Québec, p.309-310
Une réponse
Merci René pour ce roboratif résumé de la situation. Il faudra bien, effectivement, que nous trouvions moyen de faire des liens, entre ces multiples mouvements « pour une alimentation de proximité, pour une politique de l’habitation qui bloque la spéculation immobilière, pour une mobilité durable (marche, vélo et transport collectif), pour des aménagements qui préservent les écosystèmes et pour une densification urbaine permettant de contrer l’étalement sur des terres agricoles ». Un des dangers que la campagne électorale met bien en lumière est celui de voir des fractions populaires s’opposer de manière antagonique, se méprisant les unes les autres… alors que les efforts de tous (ou presque tous) seront nécessaires pour un changement paradigmatique rapide et non-violent. C’est en gardant ouverte la porte à l’argumentation et à la discussion que nous pourrons le mieux construire les alliances porteuses du changement.
En parlant des « utopies réelles » de Olin Wright, as-tu lu « Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle » ?