Un édifice industriel désaffecté, le Bâtiment 7, est repris par la collectivité dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal. Il sera converti en un lieu de rassemblement alternatif bouillonnant de projets (voir : batiment7.org) . J’ai demandé à une militante de la première heure de témoigner de cette expérience. Voici quelques apprentissages d’une mobilisation de plus de 10 ans depuis la lutte contre le déménagement du Casino.
Entretien avec Judith Cayer, chargée de projet pour le collectif « 7 à nous »
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JB : Comment expliquer que ce rêve a réussi à se réaliser?
JC : C’est d’abord la proximité de plusieurs acteurs qui se côtoient dans divers lieux du quartier. Ça tient à une dynamique humaine et politique de personnes qui ont des expériences différentes mais qui se côtoient dans des réseaux qui font la force du quartier.
C’est un projet de transformation sociale, économique, politique qui nous rallie. Beaucoup de courants se côtoient (communautaire, anarchiste, économie solidaire, intellectuels de gauche). Ce n’est pas négatif, c’est vivant et motivant. Il faut le voir comme une force plus qu’une source de tensions. En même temps il faut se donner un fonctionnement démocratique et des outils concrets. Il faut voir le projet comme un lieu d’expérimentation, ne pas oublier que c’est un processus humain qui vient de la base et qu’on n’a pas de recette, on apprend en expérimentant. Le projet s’est construit progressivement par notre travail collectif; il repose sur une vision commune, beaucoup de valeurs partagées et de relations interpersonnelles.
C’est important de rester centrés sur notre vision, de ne pas l’abandonner, ni la diluer; c’est ce qui nous tient ensemble. En même temps, il faut faire preuve de beaucoup de respect et de confiance mutuelle; il faut s’écouter et voir ce qui nous unit car des conflits pourraient naître entre différents courants, différentes familles politiques. Il faut laisser de côté ce qui nous divise. C’est parfois déstabilisant car on a parfois l’impression de marcher sur un fil.
Il y a aussi des conditions externes à travailler : la cession de l’immeuble, le financement du projet, l’application de la réglementation municipale, le positionnement du projet dans la sphère publique. Maintenant, ce travail a beaucoup progressé. On amorce un nouveau cycle avec la réalisation du projet. En somme, il a fallu doser vision et pragmatisme.
JB : Comment cette vision se traduit-elle dans le fonctionnement?
JC : Le rôle du conseil d’administration porte beaucoup sur les conditions à mettre en place pour réaliser le projet; c’est aussi le gardien de la mission. On peut voir le CA actuel comme un passeur qui assure la transition vers les futurs projets qui animeront le Bâtiment.
L’équipe de travail est partie prenante du projet; elle n’est pas un exécuteur des décisions du CA; nous sommes des militants plus que des employés. Il s’agit d’un projet atypique et on n’a pas de formule toute faite; par exemple il n’y a pas de coordination mais plus un collectif « 7 à nous ». On cherche ensemble, c’est une posture importante dans le fonctionnement.
La mobilisation de la collectivité est essentielle et depuis le début, on est connecté sur le milieu. Mais pour obtenir des ressources afin d’amorcer la réalisation du projet, il a fallu aller beaucoup à l’extérieur, faire du réseautage, des présentations, contacter les réseaux d’économie sociale et le politique. Aussi se donner une image publique, développer un site Internet, être présents sur Facebook. Ce sont deux volets importants et complémentaires : la mobilisation du milieu et le positionnement externe.
JB : Quels sont les principaux défis dans un projet de cette envergure?
JC : Il y a eu des périodes difficiles, surtout quand il fallait tenir un projet que personne ne pouvait voir concrètement jusqu’à ce qu’il émerge. Il fallait garder un momentum avec les personnes qui appuient le projet alors qu’on rencontrait toutes sortes de complications bureaucratiques, des retards dans les négociations pour la cession du Bâtiment et tout un chapelet de contraintes techniques concernant la décontamination, les études des ingénieurs, le maintien de la structure, etc.
Il fallait aussi regrouper plusieurs projets qui ont leur propre évolution et n’ont pas tous une date de livraison connue. Les différents projets vont s’installer progressivement et donner sa personnalité au Bâtiment. C’est tout un ensemble à tricoter pour consolider le projet, se donner des structures, créer des instances. Le travail avec le CA pour développer un document de présentation a permis de placer des choses. On s’est inspirés d’exemples réalisés ailleurs dans le monde; on a cherché des images phares et travaillé avec des idées qui reflètent notre vison comme l’économie circulaire et une « fabrique d’autonomie collective. »
Actuellement on amorce la phase de réalisation, ce qui a nécessité tout un montage financier. On a profité d’un alignement stratégique avec différentes politiques gouvernementales et municipales. Le budget de la première phase qui porte sur la consolidation de la totalité du bâtiment (toit, maçonnerie, systèmes d’électricité, d’eau, etc.) dépasse 4 millions. La négociation de l’accord de développement avec le promoteur (qui avait acquis le terrain pour 1$ et qui demandait un changement de zonage), nous assurait 1 million. Il a fallu trouver d’autres sources, dont 1,7 million de financement public, une hypothèque sur le Bâtiment et beaucoup de prêts solidaires et d’obligations communautaires. La viabilité du projet à plus long terme reste un défi. Comment générer des revenus sans compter toujours sur des subventions? Les divers projets ne sont pas tous dans la même situation. C’est toujours à travailler.
C’est une démarche passionnante, un espace d’expérimentation jamais fermé qui permet d’arrimer différents domaines d’activité socioéconomique incluant un pôle des pratiques avec divers ateliers de production, un pôle famille, un pôle alimentaire et un pôle d’art contemporain. Ces différents volets peuvent intéresser et associer différentes générations dans un projet de coconstruction collective. Le projet du Bâtiment 7 porte une vision économique basée sur l’autogestion issue de la base comme alternative à la prise en charge par l’État, mais sans abandonner la lutte pour sauvegarder nos services publics et communautaires. Il s’agit de prendre acte du contexte qui a changé tout en misant sur la capacité collective développée au fil des luttes menées dans le quartier.
Une réponse
Merci! Tellement inspirant et brillant! Vivement que cette expérimentation audacieuse soit source de motivation pour d’autres collectivités qui oseront à leur tour croire que c’est possible!