Une pénurie de main-d’œuvre, réellement?

Une pénurie de main-d’œuvre, réellement? Et si la question était mal posée? Le discours politique, celui de nos élus aussi bien que des milieux économiques, sonne l’alarme sur les pénuries de main-d’œuvre dans les services publics, la construction, les commerces et les entreprises industrielles. Effectivement, nous atteignons le plein emploi et de nombreux postes demeurent vacants faute de personnes pour les occuper. Le problème est bien réel, mais est-ce que nous ne nous contentons pas de considérer les effets plutôt que de chercher les causes sur lesquelles il faudrait agir?

La génération du baby-boom arrivée sur le marché du travail il y a quatre ou cinq décennies atteint l’âge de la retraite avec ce que cela entraîne de baisse de disponibilité et de perte d’expertise dans certains domaines d’emploi. Les cohortes jeunes arrivent en moins grand nombre que les départs. Déficit net de disponibilité. La venue de personnes immigrantes ne suffit pas à répondre aux besoins : évidemment puisqu’elles constituent aussi une nouvelle demande de produits et services (éducatifs, de santé et d’habitation notamment) pour lesquels nous sommes en déficit de main-d’œuvre. Ne faudrait-il pas aller au-delà des chiffres pour aller aux causes?

Un exemple a soulevé ma curiosité, la démarche de marchands qui remettent en question les heures d’ouverture des commerces de petite surface. La Loi sur les heures et les jours d’admission dans les établissements commerciaux (Ch.H-2.1), adoptée en 1990, a étendu les heures à pourvoir en main-d’œuvre afin de répondre aux besoins des personnes travaillant selon des horaires dits atypiques (dimanche et jours fériés, quarts de travail de soirée et de nuit, etc.). Tant qu’il y avait de la main-d’œuvre arrivant sur le marché du travail, il était possible de combler les postes pour 83 heures d’activité commerciale par semaine. Aujourd’hui cela devient impossible, d’une part parce que mathématiquement le nombre n’est pas là, mais aussi, d’autre part, parce que le travail salarié n’a plus socialement la même valeur que dans la société traditionnelle : les jeunes tiennent à des conditions de travail qui n’entament pas la qualité de vie. Alors, ne devrait-on pas revoir les heures d’ouverture des commerces, y compris celles des grandes chaînes qui exercent une pression indue sur les entreprises locales, afin de réduire la demande de main-d’œuvre dans ce secteur?

Dans le réseau de la santé et des services sociaux, c’est l’ouverture aux entreprises privées (médecins incorporés, cliniques privées, ressources privées d’hébergement, agences de soins infirmiers, etc.) qui affecte immédiatement la disponibilité de main-d’œuvre dans les établissements publics. Médecins, infirmières et autres professionnels qui optent pour une pratique dans le secteur privé, réduisent d’autant la disponibilité de main-d’œuvre dans le secteur public. En plus du glissement politique du service public vers l’entreprise privée, le transfert permet à celles et ceux qui le font d’avoir davantage de contrôle sur leur emploi. La démonstration a été largement faite pour le temps supplémentaire obligatoire. S’il permet au réseau de pallier les pénuries de main-d’œuvre, il produit un impact terrible sur la vie familiale et l’équilibre personnel. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Dans les métiers du soin (care), le sens du travail est un facteur déterminant non seulement de l’efficacité des services, mais aussi de satisfaction au travail des personnes qui les dispensent. C’est une dimension que refuse de prendre en compte la nouvelle gestion publique, promue par l’économie néolibérale comme avenue de l’efficacité. Bref, la pénurie dans le réseau a été construite par des choix politiques axés sur des impératifs étrangers aux objectifs poursuivis en santé et services sociaux. La solution ne passe-t-elle pas par une nouvelle architecture respectueuse des travailleuses et travailleurs du secteur public pour éviter leur migration hors du réseau?

En éducation aussi, la présence du privé, soi-disant pour une saine émulation, a pour effet de déséquilibrer les groupes classes en termes de composition sociale. La charge de travail dans les classes de l’école publique est alourdie et la ségrégation au nom de « l’excellence » entre les « meilleurs » et les autres entraîne une perte d’efficacité éducative qui pénalise non seulement les jeunes qui arrivent dans l’enseignement, mais aussi les jeunes en formation dans l’école publique. Est-il étonnant dans ces conditions que plusieurs enseignants qualifiés quittent la profession au cours des cinq premières années après leurs études? En considérant l’école comme une entreprise de fabrication de main-d’œuvre, on oublie que sa première mission est de former des citoyennes et des citoyens. Cela suppose que l’école soit ancrée dans son milieu et que les parents soient associés à la formation. Cela exige aussi que l’on y expérimente une diversité sociale qui soit à l’image de la population. Est-ce que, au-delà d’une juste rémunération, cela ne permettrait pas de retenir davantage celles et ceux qui choisissent le métier?

L’habitation connaît une crise d’autant plus grave que les travailleurs de la construction ne suffisent pas à répondre à la demande. Est-ce que ce n’est pas le résultat des politiques de logement déficientes depuis plus de deux décennies que le manque de logement accessible? On a sévèrement freiné le développement du logement coopératif et la construction de logements sociaux, pas étonnant que les familles à faible revenu n’arrivent plus à se loger. Et l’abondance de grands projets qui monopolisent la main-d’œuvre empêche de lancer une grande corvée pour corriger le problème. Est-ce que les choix de développements dits « haut de gamme » n’entraînent pas un déplacement des ressources ailleurs que dans les chantiers qui permettraient de loger plus de familles dans le besoin? Et cela aussi est le résultat de choix politiques qui ne prennent pas en considération les dimensions sociales des chantiers qui sont financés. Le logement est un besoin social et ne devrait jamais être une marchandise soumise aux impératifs des promoteurs privés.

Lors d’un débat entre les candidats aux élections québécoises, les médias ont donné aux propriétaires des Tim Horton’s locaux l’occasion de dénoncer le manque de main-d’œuvre qui les oblige à diminuer leurs heures d’ouverture. Mais on ne leur a pas demandé de préciser quel salaire ils étaient prêts à payer pour avoir de la main-d’œuvre. Le problème de disponibilité des travailleuses et travailleurs dans les secteurs précaires tient beaucoup à la rémunération. Malheureusement, on mise sur l’immigration temporaire pour y répondre plutôt que sur l’offre d’une rémunération qui réponde aux besoins de base des ménages. Pénurie de main-d’œuvre ou pénurie de respect des travailleuses et travailleurs?

Au moment où les impératifs de la transition socioécologique devraient nous inciter à questionner les idées reçues sur la croissance économique et nos modes de consommation, la pénurie de main-d’œuvre ne devrait-elle pas être l’occasion de questionner nos choix collectifs en prenant en compte les dimensions sociales que notre fonctionnement économique a évacuées? Il s’agit d’une crise du modèle économique qui provoque le manque de travailleuses et de travailleurs, une pénurie que nous pourrions largement corriger en modifiant nos modes de production et de consommation.

 

René Lachapelle

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