La maison est en feu mais nos émissions de gaz à effet de serre (GES) ne reculent qu’à pas de tortue, quand elles n’augmentent pas d’une année à l’autre. Comment passer enfin à l’action climatique significative, quand les politiques gouvernementales tièdes et contradictoires bloquent tout virage de fond vers une société durable? Sans constituer une panacée, les démarches de transition socio-écologique à l’échelle territoriale peuvent venir compléter l’arsenal des stratégies classiques du mouvement environnemental québécois et donner un nouveau souffle à ses efforts de lutte au réchauffement climatique. Cette approche exige toutefois une mise en commun des savoirs et des pratiques des spécialistes de la transition socio-écologique et des spécialistes de l’action collective territoriale –– deux domaines d’expertise qui ont peu interagi jusqu’ici au Québec.
Le troisième et dernier tome du sixième rapport des experts du GIEC[2], rendu public le 4 avril 2022, ne laisse aucune place au doute : pour ne pas foncer tout droit vers l’avenir de souffrances qui résulterait d’un réchauffement planétaire supérieur à 1,5°C par rapport à l’ère pré-industrielle, il faudra que les émissions de gaz à effet de serre plafonnent avant 2025 et soient réduites de moitié d’ici 2030 (dans 8 ans!), relativement à leur niveau actuel. Or, loin de fléchir radicalement comme ils le devraient, nos rejets de GES stagnent d’année en année.
Que faire?
Continuer à talonner les gouvernements pour qu’ils insufflent enfin l’ambition et la cohérence requises dans les politiques publiques de lutte au réchauffement climatique?
Bien sûr.
Continuer à lancer des initiatives indispensables à l’évolution des mentalités et des pratiques dans divers secteurs d’activité comme la mobilité active et collective, l’alimentation, la protection des milieux naturels, le zéro déchet, l’écoconstruction ou l’économie du partage?
Bien sûr.
Continuer à éduquer la population pour qu’elle modifie ses comportements de manière à diminuer son empreinte carbone?
Bien sûr!
Il faut même intensifier le déploiement de ces stratégies, qui sont les trois axes d’action courants du mouvement environnemental depuis plusieurs décennies. Mais il faut aussi admettre qu’elles ne suffisent pas pour neutraliser les efforts de désinformation et de captation des instances de pouvoir des lobbys pétroliers et gaziers, ni pour contrecarrer l’influence des puissants intérêts financiers sur lesquels ils s’appuient. Les inventaires annuels des émissions de GES du Québec et du Canada le démontrent sans ambiguïté.
Comme l’a écrit l’auteure et militante américaine Rita Mae Brown[3], « La folie, c’est de refaire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Tout en continuant à revendiquer haut et fort des politiques publiques qui nous éloigneront de la trajectoire suicidaire sur laquelle nous nous situons, il faut donc intensifier la pression en élargissant nos théâtres d’action. L’une des avenues les plus prometteuses prenant racine au Québec en ce moment, en ce sens, est la mise en place de démarches concertées et structurées de transition socio-écologique à l’échelle territoriale. Dans le cadre de telles démarches, les acteurs sociaux, économiques, politiques et culturels qui sont déjà engagés dans la transition au sein d’une collectivité unissent leurs efforts, qui restaient jusque-là éparpillés, afin d’instaurer des changements profonds de paradigmes en ralliant graduellement les autres acteurs clés et la population du territoire autour d’une vision partagée de leur avenir commun et d’un plan pour la réaliser. [4]
L’échelle territoriale : pourquoi
Sans être l’unique réponse au défi du réchauffement climatique, une démarche territoriale de transition socio-écologique brise les silos sectoriels et permet d’adopter une perspective globale propice aux changements systémiques qui sont requis. Elle se prête à un exercice approfondi de dialogue social autour de la transformation d’une collectivité dont les caractéristiques physiques, les normes sociales, les infrastructures, les relations de pouvoir, la structure économique et le tissu social sont connus et compris par la population qui y vit. Bref, elle propose un nécessaire changement d’échelle des initiatives individuelles de transition qui, en se regroupant, pourront commencer à faire pencher la balance des normes sociales vers la sobriété carbone. En même temps, elle offre un terreau fertile à l’érosion de certains verrous systémiques puissants qui bloquent l’avancement de la transition quand on l’aborde à l’échelle nationale.
Plus encore, l’action climatique territoriale a le potentiel, non seulement de mener à des baisses radicales des émissions de GES, mais aussi de permettre à la société civile de reprendre une certaine maîtrise sur ses choix collectifs, de faciliter l’inclusion des populations marginalisées dans les démarches de transition socio-écologique et d’atténuer la vulnérabilité qui afflige nos sociétés malades de la mondialisation.
Encore peu répandues au Québec, les démarches de transition socio-écologique à l’échelle territoriale semblent être tellement courantes en France qu’on n’a pas hésité à y télescoper l’expression pour utiliser la formule-choc « transition territoriale ». Selon Alexis Gonin, maître de conférences en géographie à l’Université Paris Nanterre, « La transition territoriale est le changement systémique à l’échelle d’un territoire, qui modifie en profondeur les modes d’habiter, les systèmes productifs, et les relations au milieu d’un collectif d’acteurs engagés dans un projet commun. »[5]
« La transition territoriale est le changement systémique à l’échelle d’un territoire, qui modifie en profondeur les modes d’habiter, les systèmes productifs, et les relations au milieu d’un collectif d’acteurs engagés dans un projet commun. »
Alexis Gonin |
À la confluence de deux champs de compétences
Le modèle de la transition territoriale se situe à la confluence de l’action collective territoriale et de la transition socio-écologique, deux champs de compétences visant l’innovation sociale émancipatrice ancrée dans la recherche du bien commun et de la justice sociale. Pour le reste, ces domaines comportent chacun leurs particularités et leurs complexités. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que les savoirs et pratiques propres à l’action collective territoriale concernent notamment les processus et la gouvernance intersectorielle (action intersectorielle, pouvoir d’agir, participation citoyenne, etc.), en plus d’une vaste expertise dans la sphère du développement social, tandis que les savoirs et pratiques propres à la transition socio-écologique sont plutôt de l’ordre des contenus touchant un immense éventail de sujets comme la science du climat, les droits humains et les droits des Premiers peuples, l’économie, l’énergie, la fiscalité, l’aménagement du territoire, l’industrie, le bâtiment, l’agriculture ou les déchets, à titre d’exemples.
Le moment est venu de construire une alchimie entre ces deux univers qui se cherchent depuis quelque temps déjà et ont même commencé à se trouver. Inventons des passerelles pour croiser nos savoirs et nos perspectives! Investissons celles qui existent déjà! Unissons-nous dans l’action sur le terrain! Ensemble, faisons de la transition territoriale une déferlante qui ouvrira les vannes du changement systémique.
Le temps presse.
[1] https://publicdomainvectors.org/fr/gratuitement-des-vecteurs/Laboratoire-de-l%E2%80%99alchimiste-Vintage/74440.html
[2] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
[3] Et non Albert Einstein!
[4] Le projet Collectivités ZéN du Front commun pour la transition énergétique, en démarrage, vise à concrétiser dans les diverses régions du Québec le modèle des démarches territoriales de transition socio-écologique. Ce projet et les quatre premiers Chantiers de transition vers des Collectivités ZéN ont été lancés le 12 mai 2021. Plusieurs collectivités, dont la Ville de Montréal, mènent aussi des démarches territoriales de transition, plus ou moins exhaustives selon les cas.
[5] Alexis Gonin. Ressources de géographie pour les enseignants, Géoconfluences, site proposé par la Direction générale de l’enseignement scolaire et par l’École Normale Supérieure de Lyon au nom du Ministère de l’Éducation nationale de la France, mai 2021. Page consultée le 8 mai 2022.