La marche de l’occupation du territoire depuis les années 50 a été articulée autour de quelques pôles centraux, principalement Montréal et Québec. Or, ce modèle est sous tension, se fissure. Les évolutions économique, sociale, technologique et environnementale récentes et en cours révèlent progressivement les avantages d’un autre modèle, il est multipolaire. L’aménagement du territoire doit changer de cap pour s’affranchir de la tendance lourde de la concentration.
L’impasse des grandes villes
Le mouvement de concentration de la population et de l’activité économique dans de grandes agglomérations urbaines qui se poursuit depuis les années 50, a profondément transformé la trame de l’occupation du territoire au Québec comme dans l’ensemble des pays développés. Si plusieurs avantages économiques, financiers, sociaux et culturels ont été associés à cette concentration, de nombreux problèmes en ont découlé et ceux-ci vont en s’amplifiant. À un point tel que le processus de métropolisation, supporté par une puissante idéologie, a conduit les grandes villes vers une véritable impasse qui contrarie le destin radieux qu’on avait anticipé pour elles.
Cette impasse se décline ainsi : éloignement entre lieux de résidence et lieux de travail, mouvements pendulaires des travailleurs et congestion routière, temps démesuré écoulé dans les déplacements, coût élevé de l’habitation et des espaces de production, spirale des taxes foncières et commerciales, inégalités sociales, multiples formes de pollution, îlots de chaleur, stress de la vie quotidienne, montée de la violence, fuite d’une partie croissante des résidents, étalement urbain, perte de terres agricoles, artificialisation des milieux naturels, etc. Durant près de sept décennies les terres agricoles ont été accaparées comme matière première d’un modèle de développement urbain qui donne aujourd’hui les signes d’une surcharge.
La grande ville est étouffée par l’ampleur du trafic routier largement attribuable à la dépendance à l’automobile. Pour tenter d’atténuer les problèmes de congestion, on investit des milliards dans des autoroutes, des ponts et des tunnels, ce qui ne fait que stimuler le trafic induit. Pour faciliter la fluidité de la mobilité, on ajoute aux infrastructures routières des trains de banlieue, de nouvelles lignes de métros, on réintroduit les tramways. Encore des milliards pour prolonger un modèle d’organisation territorial qui origine de l’ère industrielle. Malgré les efforts, les innovations et les sommes investis, les principales agglomérations continuent de croître et les problèmes de s’aggraver. C’est la fuite en avant.
Le modèle du développement territorial concentré est-il devenu obsolète face aux évolutions économique, social, technologique et environnemental qui se poursuivent et qui « autorisent » désormais un modèle desserré, fragmenté, mobilisant les villes et villages en région pour un meilleur partage de la croissance économique et démographique ?
Montréal et Québec regroupent 61% de la population de la province, et 67% de la valeur des biens et services produits (PIB) y est concentré. L’Institut de la statistique du Québec prévoit que la région administrative de Montréal et les MRC adjacentes pourraient accueillir 82% de la croissance démographique du Québec attendue entre 2016 et 2041, soit 926 000 des 1,1 million de personnes. Si rien de déterminant n’est accompli en matière d’aménagement et de développement territorial, ces prévisions risquent fort de se réaliser et de se traduire par une amplification des problèmes actuels entraînant une détérioration accrue du vivre-ensemble.
Pendant ce temps, les ressources naturelles et humaines des régions sont vampirisées par les grands pôles urbains, et leurs services publics et privés se dégradent. Les villes (une centaine) et villages (environ 1 000) hors des aires métropolitaines ont le sentiment d’être négligés par l’État qui irrigue de ses largesses les besoins insatiables des grandes agglomérations. Des déserts culturels, médicaux et alimentaires apparaissent.
Ma conviction est que le Québec, sur le plan collectif, ne gagne pas à cet effet de concentration. Une autre orientation doit être envisagée et une vision plus équilibrée de l’aménagement du territoire doit être mise en chantier, avec le souci de la préservation de l’environnement.
Les temps changent
Occupés à équiper et à réparer les grandes villes sur la base d’un modèle qui génère son lot de dysfonctionnements, les pouvoirs publics ne semblent pas conscients, dans la gestion des territoires, des nouvelles réalités du XXIe siècle qui découlent des évolutions en cours et qui modifient en profondeur les dynamiques territoriales établies. Ou peut-être n’en saisissent-ils pas toute l’ampleur et la portée des impacts produits.
Alors qu’on assiste à la dématérialisation d’un nombre croissant d’activités économiques et à l’essor irréversible du télétravail (à domicile, dans des lieux de coworking à la campagne comme à la ville, ou en nomadisme digital) favorisés par la révolution numérique, à l’exode urbain, à la désertion des édifices à bureaux des centres-villes, à l’attractivité reconquise des villes et villages en région, à l’élargissement des bassins d’emploi, à une prise de conscience écologique, à la quête d’une meilleure qualité de vie…, faut-il s’acharner à défendre un modèle d’organisation de l’espace qui a de moins en moins d’assise dans le monde tourbillonnaire actuel qui rebrasse les cartes de l’ordre construit dans un tout autre contexte ?
La bonne compréhension des mécanismes de changement et de leurs effets est un enjeu majeur posé aux pouvoirs publics. L’anticipation doit se substituer à l’extrapolation dont la caractéristique est de prolonger les modèles existants. Anticiper ne s’improvise pas. « Soyons d’avantage curieux. Cela suppose de capter et d’analyser des signaux faibles, au-delà de son champ de vision, au-delà des informations que produisent les modèles que l’on maîtrise. C’est une culture dont les acteurs publics et les entreprises doivent s’imprégner pour s’insérer dans les mouvements et les transformation de la société. »*
Sortir de l’impasse
Pour sortir les grandes villes de leur impasse qui rend la vie quotidienne de leurs résidents de plus en plus difficile et qui pose des défis de gouvernance quasi insurmontables, une diminution de la pression de la croissance exercée sur elles devra être envisagée. On y parviendra en orientant une part de cette croissance vers de plus petites structures, c’est-à-dire les pôles secondaires et tertiaires en région. Ce qui va demander un investissement public conséquent afin d’accroître l’attractivité et la compétitivité de ces pôles régionaux.
Or, présentement, pour atténuer les dysfonctionnements des grandes villes, diverses interventions sectorielles sont retenues et mises de l’avant. Parmi celles-ci on retrouve la lutte contre l’étalement urbain dont les principales mesures sont le zonage agricole (à renforcer) et la densification concrétisée par la construction en hauteur, l’optimisation de l’usage des terrains vacants, la conversion et la rénovation de bâtiments anciens souvent abandonnés, de nouveaux lotissements résidentiels avec services de proximité dans des quartiers vieillissants, le renouvellement des centres-villes; des transports collectifs plus nombreux, un réseau de pistes cyclables plus étendu, des rues plus sécuritaires; des périmètres d’urbanisation « infranchissables », des ceintures vertes qui bannissent l’artificialisation des sols, etc.
Certes, ces éléments ont leur pertinence, mais en même temps, soyons-en conscients, ils viennent transformer en profondeur nos conceptions, nos théories et nos pratiques sur la construction de la ville. L’avenir de celle-ci n’est plus pensé en termes d’élans de croissance, mais plutôt en termes de gouvernance de la satisfaction dont les principaux critères d’évaluation sont désormais la compacité différenciée, la mixité sociale, la proximité, l’accessibilité et la mobilité durable. Fabriquer la ville sur la ville pour éviter son étalement n’est pas un gage de victoire tous azimuts. Plusieurs conditions, qui sont autant de défis, se posent aux stratégies de densification pour assurer une qualité du vivre-ensemble.
En amont, des questions fondamentales interpellent les décideurs publics et privés. Quel partage des forces de développement entre les agglomérations métropolitaines et le reste du territoire ? Quelle complémentarité et solidarité entre les régions centrales et les régions intermédiaires et périphériques ? Quelle approche prospective pour une réponse adaptée aux réalités nouvelles et pour mieux prendre en compte les enjeux numériques, écologiques et sociaux ? Quelle qualité des milieux de vie offrir ? Quel investissement pour une stratégie de déconcentration ? Quel coût la poursuite du modèle de la concentration ? Quelle politique d’aménagement globale et intégrée ?
Le modèle multipolaire
Le temps n’est-il pas venu de questionner l’idéologie de la métropolisation et la croissance illimitée des grandes villes ? Et si la réponse se trouvait, pour une bonne part tout au moins, dans l’adoption du modèle multipolaire fondé sur la consolidation, l’attractivité et la compétitivité des villes secondaires et tertiaires en région -sans négliger le rôle des villages- complémentaire aux pôles centraux, dans une nouvelle configuration de l’espace habité ? Ce qui se traduirait par une politique, des stratégies et des plans d’action en vue d’assurer le passage d’un Québec concentré vers un Québec distribué à travers l’ensemble des régions. À noter qu’un Québec distribué sur un plus grand nombre de pôles de développement n’est pas un Québec étalé à faible densité. Chaque pôle est soumis à des règles d’aménagement et d’urbanisme dont un des objectifs est d’exercer un contrôle sur l’étalement urbain.
Sur le plan politique, les solutions alternatives à la vision classique du développement territorial peinent à être imaginées et formulées. Une culture de la métropolisation et de puissants lobbys de promoteurs et de bâtisseurs veillent. Le développement économique reste pensé indépendamment de l’économie sociale et solidaire (ESS) et de l’aménagement global du territoire. Ce qui conforte la persistance du modèle concentré.
Or, les effets combinés des évolutions récentes et en cours qui démontrent l’inadaptation de plus en plus marquée de ce modèle, font naître chez une nouvelle génération d’élus, d’administrateurs de l’État, de chercheurs et de quelques promoteurs, une curiosité pour la recherche de nouveaux paradigmes de développement fondés sur des objectifs de transitions numérique et écologique, de justice sociale, de sobriété foncière, de relocalisation, de rééquilibrage territorial et de qualité de vie.
Des tendances qui tracent la voie
En Europe et au-delà, de nouvelles pratiques voient le jour, comme le Community wealth building, qui visent à réorganiser l’économie en prenant en compte l’autonomie des communautés locales et régionales afin que la richesse n’en soit pas extraite mais demeure au sein des communautés. Les professionnels et les élus qui défendent de telles approches encouragent l’adoption de politiques de développement orientées vers un meilleur partage de la croissance économique et démographique afin de ne laisser aucun territoire pour compte. Le think tank finlandais DEMOS a récemment documenté la diversité de ces approches dans différents territoires européens.
Il faut que de tels réflexions et cas exemplatifs amènent les pouvoirs publics au Québec à interroger les doctrines, les structures, les pratiques, les outils et les ressources de la culture de développement et d’aménagement ambiante, et à imaginer des façons de faire qui soient en phase avec les transformations en profondeur de la société. Celles-ci modifient les règles de la relation des activités humaines avec l’espace et créent de nouvelles dynamiques territoriales.
Ce qui est dès lors attendu n’est rien de moins qu’une révolution des territoires dont le premier bénéfice sera le rééquilibrage économique, démographique et social de l’espace habité entre agglomérations métropolitaines et régions, entre urbanité et ruralité. Dans ce nouvel aménagement territorial, les cités régionales et les municipalités de centralité exerceront un rôle de villes d’équilibre. Et les villages, qui reconquièrent une nouvelle attractivité, seront aussi partie prenante de ce mouvement de déconcentration dans le respect de leur spécificité.
Le Québec de demain se construit aujourd’hui avec ses communautés métropolitaines, ses villes et villages, et la diversité de ses régions.
*Jean-Christophe Fromentin et al. De l’extrapolation à l’anticipation. Les Échos, France, 23 décembre 2022
Lectures suggérées :
TARDI, Antoine; 2023, l’année des régions. La Presse +, 16 janvier 2023.
GUILBAULT, Jean Philippe; La croissance démographique du Bas-Saint-Laurent s’est accélérée en 2021-2022, Radio-Canada, Bas-Saint-Laurent, 11 janvier 2023 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1947509/demographie-croissance-population-vieillissement-migration-regions
VACHON, Bernard; Les migrations interrégionales : ce qu’elles nous révèlent. Nous.blogue, 17 janvier 2022. https://nousblogue.ca/les-migrations-interregionales-ce-quelles-nous-revelent/
Le Devoir; Montréal toujours perdante au profit de la banlieue (et des régions). https://www.ledevoir.com/societe/transports-urbanisme/777549/demographie-montreal-toujours-perdante-au-profit-de-la-banlieue
P.S. : 1. Ce texte s’inscrit dans la continuité de mon récent essai Rebâtir les régions du Québec. Un plaidoyer, un projet politique, publié chez MultiMondes en septembre 2022. En complément aussi d’une allocution prononcée lors du lancement de cet ouvrage le 18 novembre à Montréal.
P.S. : 2. Je remercie tous les lecteurs et lectrices qui me suivent depuis des années à travers mes diverses publications. Ce billet que vous aurez lu aujourd’hui est le dernier d’une longue série de prises de parole et d’écrits sur des questions d’aménagement et de développement territorial, de ruralité, de politiques locales et régionales. Il vient clore une dimension de mon parcours de vie à laquelle j’ai consacré temps et énergie, mais surtout beaucoup de passion. J’ai aujourd’hui 80 ans, je suis en bonne santé et d’autres intérêts auxquels je souhaite me rendre plus disponible, m’appellent. Je mets beaucoup d’espérance dans la jeune relève pour promouvoir et défendre la spécificité, la diversité et la dynamique des territoires qui composent la mosaïque spatiale du Québec.
Prenez soin de vous. Bonne vie !
12 01 2023
7 réponses
Merci de votre commentaire monsieur Cormier. Malheureusement, je ne crois pas que le Québec soit prêt à entreprendre le virage en faveur du modèle multipolaire. L’idéologie de la métropolisation est encore trop fortement ancrée dans les théories, la culture et les pratiques urbaines qui ont pris assises au cours des années 60 et 70, pour qu’une telle option d’aménagement du territoire soit sérieusement envisagée, bien que le contexte actuel y est favorable. Les mentalités, et plus encore les décisions politiques, sont toujours en retard des évolutions de société. Rien n’empêche toutefois de documenter et de promouvoir son plaidoyer.
On aurait dû vous inviter aux assises 2023 de l’Union des municipalités. Je crois que l’avenir est dans le réseautage des villes de taille intermédiaire, les chefs-lieux régionaux. Aménagement planifiée des rues principales selon le concept de ville 15 minutes, transport collectif intra et interurbain, accueil de nouveaux résidents, etc. Je crois beaucoup dans le modèle multipolaire. Mais cela prend une volonté politique.
Je suis pleinement d’accord avec toi.
Je comprends ton désir de passer à autre chose, et salue ta ténacité de 80 ans.
Même sans blogue, livres etc., de belles discussions à avoir ensemble.
Au plaisir de partager idées, repas, activités.
Jean-Philippe
Merci Jocelyne, Monique et Laval pour vos bons mots et vos encouragements.
Quant on quitte la scène, on laisse aux autres le soin d’apprécier la contribution qu’on a tâché d’y apporter.
Une chose est certaine : une vie c’est bien court pour espérer modifier le cours de choses solidement ancrées dans les mentalités et les façons de faire. Je fais confiance à ceux qui prendront le relais pour poursuivre la réflexion et parfaire les alternatives.
Salut !
Dans Nous.blogue un texte majeur de Bernard Vachon qui constitue en quelque sorte l’héritage que le professeur-chercheur nous laisse dans la reconquête du territoire québécois vers un nouvel équilibre entre les régions et les zones métropolitaines.
À lire et relire pour « Rebâtir les régions du Québec ».
Merci M. Vachon de votre exceptionnelle contribution au développement du Québec et de ses régions. Bonne retraite… qui sera active j’en suis convaincu.
Très intéressant et éclairant ce texte, nos décideurs devraient s’en inspirer dans leurs futurs projets, le vivre-ensemble n’en serait que meilleur.
Bonjour Bernard,
Je suis certaine que tes 80 ans t’apporteront de nouveaux projets et que tu continueras, tel un phare, tel un vigile, à défendre et promouvoir les régions. Tu parles de la relève en qui tu as confiance, certes; je suis convaincue que tu es pour eux un exemple et une inspiration.
Bonne Chance
Jocelyne
Verchères