Qui a peur du réchauffement climatique?

Récemment, mon ami Marco a expliqué à sa mère, devant moi, que j’ai cessé de prendre l’avion pour des raisons idéologiques. Il me taquinait, bien sûr, en utilisant le mot idéologique dans son sens péjoratif, en tant qu’antonyme de rationnel. Sur le coup, sa remarque m’a tellement éberluée que j’en suis restée bouche bée. Je lui dédie ce billet.

 

Réflexion faite, je me suis dit que pour faire une plaisanterie aussi choquante, mon ami devait bien mal connaître les raisons scientifiques pour lesquelles le réchauffement climatique devrait terrifier un super papa comme lui… et le décourager complètement de prendre l’avion. Selon une étude publiée en août 2022, il serait d’ailleurs loin d’être seul à ne pas avoir une vision réaliste de ce que pourrait devenir la vie de ses enfants en cas d’emballement climatique.[1]

Cette recherche, effectuée par une équipe internationale d’experts sous la direction du professeur Luke Kemp du Centre d’études des risques existentiels de l’Université de Cambridge, démontre que les risques d’effondrement social mondial ou d’extinction humaine liés au réchauffement climatique ont été « dangereusement sous-explorés ». En effet, les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et les milliers de rapports qu’ils synthétisent se sont principalement concentrés sur les effets prévisibles (déjà effrayants) d’un réchauffement qui ne dépasserait pas 1,5 à 2 °C, conformément à l’Accord de Paris. Or, la tendance actuelle des émissions de gaz à effet de serre place la Terre sur la trajectoire cataclysmique d’un réchauffement de 2,1 à 3,9 °C d’ici 2100. De plus, les études ont jusqu’ici très peu tenu compte de la façon dont, en réalité, les risques se propagent, interagissent, s’amplifient et sont aggravés par les réactions humaines.

Pourquoi une telle retenue? Les experts estiment qu’elle est due entre autres à la culture du milieu de la science du climat, qui a tendance à « pécher par excès de prudence », à éviter d’être alarmiste –– de peur d’effrayer et de décourager l’action, peut-on supposer. Ils croient au contraire que l’analyse de ces conséquences extrêmes pourrait contribuer à galvaniser l’action, à améliorer la résilience et à éclairer les politiques.

Soyons donc alarmistes pour un instant.

 

Les risques d’effondrement systémique

Comme le professeur Kemp et son équipe l’ont constaté, on connait mal les circonstances et les conséquences d’un possible emballement du climat, d’autant plus qu’il faudrait prédire des points de basculement potentiels et leurs enchaînements, ainsi que des dommages climatiques non linéaires. On sait toutefois que les voies de la catastrophe ne se limitent pas aux impacts directs des températures élevées et que de nombreux scénarios plausibles peuvent être envisagés, même s’il est impossible de connaître à l’avance les cascades précises d’événements qui se produiront.

Un exemple simple : un cyclone détruit l’infrastructure électrique d’une région, laissant la population vulnérable à une vague de chaleur mortelle.

Un autre exemple, bien actuel celui-là : les glaciers des Rocheuses d’Alberta reculent et s’affaissent rapidement, à cause de la hausse des températures moyennes causée par l’activité humaine. Le même phénomène occasionne des canicules records et une multiplication des feux de forêt en Colombie-Britannique. Les cendres transportées par le vent assombrissent la surface des glaciers, qui fondent dès lors encore plus vite. Or, la rivière Saskatchewan, qui prend sa source dans ces glaciers, est d’une importance vitale pour l’irrigation des régions agricoles de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba. Que se passera-t-il si les Prairies canadiennes, l’une des plus importantes zones de culture de céréales au monde, se désertifient? Je te laisse l’imaginer, ami Marco.

On peut également citer, toujours à titre d’exemples, les risques bien connus de boucles de rétroaction incontrôlables causées par le dégel du pergélisol arctique, qui libère du méthane et du CO2, ou par les émissions de carbone dues à la déforestation et aux incendies en Amazonie. Il existe aussi des scénarios plus incertains mais non impossibles qui pourraient amplifier une transition irréversible de la terre vers un état d’étuve. Par exemple, des simulations récentes donnent à penser que les couches de stratocumulus pourraient être brusquement perdues à certaines concentrations de CO2, ce qui entraînerait un réchauffement climatique supplémentaire de 8 °C.

Globalement, on s’attend à ce que le réchauffement climatique exacerbe les vulnérabilités et cause de multiples stress indirects (dommages économiques, perte de terres, pénurie d’eau, insécurité alimentaire) qui se conjugueront en défaillances synchrones et se renforceront à l’échelle du système planétaire. C’est la voie du risque d’effondrement systémique des sociétés à travers le monde.

 

Les quatre cavaliers de l’apocalypse climatique

Pour décrire concrètement les impacts prévisibles du dépassement des cibles climatiques, les auteurs de l’étude évoquent « les quatre cavaliers de l’apocalypse climatique » : les événements météo extrêmes, les crises de santé publique, la famine et les guerres.

Ces quatre risques sont inextricablement liés. Une modélisation récente montre que si les émissions de carbone se poursuivent, la chaleur extrême – définie comme une température moyenne annuelle de plus de 29 °C – pourrait affecter 2 milliards de personnes d’ici 2070 alors qu’elle touche actuellement 30 millions d’individus. Ces températures et leurs conséquences sociales et politiques toucheront directement deux puissances nucléaires et sept laboratoires de confinement de haute sécurité abritant les pathogènes les plus dangereux au monde.

Nous savons aussi que les risques pour la santé s’aggravent avec la hausse des températures. Le GIEC note, dans son Sixième rapport d’évaluation, que 50 à 75 % de la population mondiale pourrait être exposée à des conditions climatiques potentiellement mortelles d’ici la fin du siècle en raison de la chaleur et de l’humidité extrêmes. Les États et les communautés les plus vulnérables continueront d’être les plus durement touchés, exacerbant les inégalités entre les pays mais également à l’intérieur de nos frontières. En ce qui concerne le risque de famines, le réchauffement climatique augmente déjà la probabilité de mauvaises récoltes, de défaillances multiples du système alimentaire et de chocs des prix de la nourriture. Pour les quatre principales régions productrices de maïs (qui représentent 87 % de la production mondiale), la probabilité de pertes de production supérieures à 10 % passe de 7 % par an avec un réchauffement de 2 °C à 86 % avec un réchauffement de 4 °C.

Les chercheurs préviennent que la dégradation du climat pourrait exacerber ou déclencher d’autres risques catastrophiques tels que les guerres internationales ou les pandémies de maladies infectieuses, et aggraver les vulnérabilités existantes telles que la pauvreté et le manque d’eau. L’analyse suggère que les superpuissances pourraient un jour se battre pour accaparer les capacités de géo-ingénierie ou le droit d’émettre du carbone.

Enfin, les scientifiques observent un chevauchement frappant entre les États actuellement vulnérables et les zones futures de réchauffement extrême, avec les risques d’instabilité que cela comporte. Les effets d’entraînement tels que les crises financières, les conflits et les nouvelles épidémies pourraient déclencher d’autres calamités et entraver le rétablissement après des catastrophes potentielles telles qu’une guerre nucléaire.

 

L’action collective avant tout

Cher Marco, je ne peux pas affirmer de façon catégorique que ces calamités se produiront si nous n’abandonnons pas rapidement et radicalement les paradigmes qui nous précipitent vers le désastre. Pour ma part, je le crois, et j’espère que j’ai réussi à te faire peur.

Je dois aussi admettre que je ne changerai pas le cours des choses à moi toute seule en prenant mes vacances en Mauricie, en circulant à pied, en délaissant la viande ou en me chauffant à l’électricité plutôt qu’au gaz. Seule l’action collective mènera aux transformations à grande échelle qui nous préserveront du pire. Il faut changer le monde! Trève de plaisanterie, j’aimerais beaucoup que tu sois à mes côtés pour le faire.

 

[1] Kemp L, Xu C, Depledge J, Ebi KL, Gibbins G, Kohler TA, Rockström J, Scheffer M, Schellnhuber HJ, Steffen W, Lenton TM. Climate Endgame: Exploring catastrophic climate change scenarios. Proc Natl Acad Sci U S A. 2022 Aug 23;119(34):e2108146119. doi: 10.1073/pnas.2108146119. Epub 2022 Aug 1. PMID: 35914185; PMCID: PMC9407216.

 

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5 réponses

  1. Je pense aussi qu’il faut ajuster son « discours » aux différents publics mais contrairement à mon ami Gilles, le populisme de gauche ne me semble pas plus convaincant. Quoi qu’il en soit, peu importe l’approche théorique que l’on privilégie, il y a quelqu’un pour la contester. Ce qui reste important, c’est d’essayer de faire bouger les choses. Comme le disent mes ami.e.s bouddhistes, chaque événement est le résultat d’une multitude de causes et de conditions. Alors essayons simplement de faire partie de ces causes et conditions favorables à un peu moins de souffrance et à la survie de l’humanité. Au plaisir

  2. Bonjour monsieur Fortin,

    Merci de votre intérêt pour mon billet. Ma carrière en communication, mes lectures ainsi que mon expérience du militantisme sur le terrain m’ont convaincue qu’il n’existe pas UNE théorie du changement menant à des approches communicationnelles aptes à conduire tous les publics à s’engager dans les urgents virages qui s’imposent en matière d’action climatique. Je crois au contraire que les diverses théories du changement auxquelles le mouvement environnemental a recours ont chacune leur place et que la règle de l’art, en communication sur le climat comme dans toute communication, consiste à savoir choisir une approche qui convient au public visé. Voir à ce sujet les travaux de Valériane Champagne St-Arnaud, responsable du Laboratoire de l’action climatique à l’Université Laval, pour qui « La recherche en communication marketing est claire : un message unique ne peut rejoindre l’ensemble de la population, d’où l’importance de bien connaître les différents sous-groupes qui la composent. En adaptant son message et sa stratégie de diffusion à chacun des segments de la population (en complémentarité avec d’autres stratégies d’influence), on le rend plus apte à stimuler des changements d’attitudes, de normes sociales et de comportements en matière d’action climatique. » (Baromètre de l’action climatique 2020, https://bit.ly/3eIuV4s PDF)

    Je connais mon ami et je sais qu’il se rend toujours à la raison quand il est bien informé. Plus sérieusement, raconter l’incident qui le met en scène n’est bien sûr qu’une accroche pour présenter les faits saillants de l’étude du professeur Kemp et de son équipe, qui mérite à mon avis une certaine attention. Le blogue s’adressant au public averti des actrices et acteurs de l’action collective au Québec, je suis confiante que plusieurs y trouveront une information scientifique qui saura les intéresser et que toutes et tous sauront utiliser à bon escient dans leurs interactions avec un public plus large afin de stimuler le cortex frontal de leurs interlocuteurs et de calmer quelque peu les ardeurs de leur striatum (s’il faut reprendre la thèse contestée de Stéphane Bohler!). 😊

  3. Sur le même site « Bon pote », il y a une critique sévère des hypothèses de Bohler : La faute à notre cerveau, vraiment ? Les erreurs du Bug humain de S. Bohler
    https://bonpote.com/la-faute-a-notre-cerveau-vraiment-les-erreurs-du-bug-humain-de-s-bohler/

    et sur Mediapart :
    Pourquoi détruit-on la planète ? Les dangers des explications pseudo-neuroscientifiques
    https://blogs.mediapart.fr/atelier-decologie-politique-de-toulouse/blog/070722/pourquoi-detruit-la-planete-les-dangers-des-explications-pseudo-neurosc

    Je ne crois pas que je vais lire Bohler, cher Yves. C’est un discours qui sert trop bien le conservatisme et le statuquo dominants. Non pas que je trouve qu’il ne faut pas « faire appel aux affects »… mais je trouve l’approche de Chantal Mouffe pour un populisme de gauche plus inspirante :
    https://newleftreview.org/sidecar/posts/us-and-them

  4. Excellent article. Force est cependant de constater que nous sommes nombreux à utiliser les arguments scientifiques sans beaucoup de résultats… Dans un récent billet sur les élections, j’écrivais : Face au constat que nous sommes des partisans inconditionnels du chemin le moins anxiogène, que nous procrastinons depuis cinquante ans[5] et que le temps des sacrifices et de changements non contrôlés bien qu’annoncés depuis des décennies par les scientifiques a débuté, je ne peux plus me faire des à croire et ne peux plus cautionner ce système directement ou pas.
    Lorsque vous écrivez : « Réflexion faite, je me suis dit que pour faire une plaisanterie aussi choquante, mon ami devait bien mal connaître les raisons scientifiques pour lesquelles le réchauffement climatique devrait terrifier un super papa comme lui… », je me dis que ceci n’explique pas cela. Il faut chercher ailleurs.
    Une partie de la réponse réside dans cet organe qui a fait de nous le plus grand prédateur de la terre. Dans un autre billet, j’écrivais : Pour améliorer nos chances de survie, notre cerveau a développé sa capacité à prédire (construire des scénarios où les récompenses et dangers sont connus) afin de réduire l’incertitude et d’exercer un certain contrôle sur l’environnement. L’incertitude, source de chaos, réduit nos chances de survie et génère du stress, de l’anxiété, de la frustration et… de la colère. Pour satisfaire ce besoin viscéral de certitude, notre cerveau a créé le sens qui permet de partager des buts, des actions et surtout d’agir plus efficacement.
    La nouvelle réalité questionne profondément le sens que nous donnons à notre vie et au système productiviste-consumériste sans avenir, auquel nous appartenons et nous accrochons comme un noyé à un brin de paille. Or, nous sommes allergiques à l’incertitude, source d’angoisse. D’où le déni et ce n’est pas un xe rapport qui va changer les choses. Pour approfondir le sujet, je vous suggère de lire Stéphane Bohler, auteur de Le bug humain et de Où est le sens ? En définitive, je pense qu’il faut revoir nos stratégies de communication, cesser de rêver que l’on va sauver la planète, faire appel à l’affect et avoir des objectifs à notre mesure qui nous parle bien davantage que les arguments scientifiques.

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