Noël sous les bombes

Ce matin, 23 décembre, la neige tombe mollement sur les ruines encore fumantes de la rue Mostova à Kherson. Hébétées, quelques personnes marchent sans but dans ce décor de destruction et de désolation. D’autres fouillent en silence les tas de gravats à la recherche de quelque bien.

Il y a deux jours, un avion russe a largué ici des bombes à fragmentation qui ont éventré les murs de quatre immeubles, déchiquetant les corps de ceux qui n’avaient pu se mettre à l’abri. Cette guerre de conquête menée en Ukraine par le maître du Kremlin dans son délire de reconstituer l’empire soviétique, met à feu et à sang villes et villages, zones industrielles et quartiers résidentiels. Le mot d’ordre est de vaincre toute résistance et mettre le peuple à genoux pour obtenir sa reddition.

Au premier signal d’alerte, Leila et sa petite fille de 5 ans, Aza, ont couru se réfugier dans le vieux tunnel sous le parc municipal. Dans un sac à dos préparé en prévision d’une telle fuite, la jeune maman avait rangé les papiers d’identité, quelques vêtements, son porte-monnaie, deux couvertures, une lampe de poche et son téléphone cellulaire.

Au cours du mois de mai, Pavlo, son mari, a rejoint les rangs de l’armée de libération de l’Ukraine. Depuis, elle vit dans l’angoisse d’apprendre sa mort ou la nouvelle d’une blessure grave qui le laisserait impotent. Ses nuits sont agitées. Elle l’imagine au creux d’une tranchée se préparant, avec ses frères d’armes, à stopper l’avancée des chars russes qui sèment la mort et la dévastation dans un fracas de détonation et de grincement d’acier. Puis, elle sent sur sa joue la caresse de sa main, sur ses lèvres le souffle de sa bouche. Les yeux grands ouverts dans le noir, elle assiste au déroulement de cette guerre barbare qui lui a enlevé la présence de son cher Pavlo et anéanti la vie douce et simple qu’elle avait imaginée avec lui et leur fillette.

Dans deux jours, ce sera Noël. À l’appartement, elle avait sorti les décorations des années passées afin de créer une ambiance de réjouissance, tout en entretenant l’espoir du retour de son amoureux. Cette guerre cruelle a brisé le rêve. Elle est là, maintenant, dans cette galerie de pierre humide, partageant un désarroi collectif avec des voisins et des inconnus.

Les heures de la nuit sont troublées par le sifflement des missiles et le vrombissement des bombardiers qui pilonnent d’autres quartiers. À la frayeur et la destruction, les Russes ajoutent le chaos dans la noirceur de la ville privée d’électricité. Là-bas, ce sont des parents, des amis qui sont tués, massacrés, ou mis à la rue par ces attaques impitoyables.

Le téléphone cellulaire est le lien vital qui relie Leila à son bien-aimé. Leurs brèves conversations ravivent la flamme de leur amour tout en accentuant la douleur de leur séparation. Quelle joie d’entendre sa voix, d’échanger des mots câlins, porteurs d’espoir de retrouvailles et de fin de guerre. Penchée sur l’épaule de sa mère, Aza implore son papa de quitter le champ de bataille et de rentrer à la maison. À travers ses sanglots, elle lui dit qu’elle l’aime très fort et qu’elle a peur que les Russes lui fassent du mal.

Cette voie de communication, qui fait voyager la parole et avec elle une part des angoisses et des peines, est régulièrement interrompue, parfois durant des jours, par les opérations militaires et la mise à mal des infrastructures de transmission.

Aza ne chante plus. Elle est triste. Dans la précipitation de leur fuite, elle n’a eu que le temps de prendre avec elle sa poupée Yana. Son chat Miskou est resté derrière. Elle l’imagine errant dans les décombres de sa maison, miaulant à sa recherche. Et depuis des mois, son papa n’est pas là. Il lui manque énormément. Chaque soir, il lui racontait des histoires et les dimanches ils allaient ensemble, avec maman, manger une crème glacée au parc ou faire un tour de carrousel.

Le matin, à son réveil, Aza espère un signe, un son, qui lui ferait croire au retour de Pavlo. Blottie contre le corps de Leila, elle dit, d’une voix tremblante, « je veux revoir mon papa ». Leila étouffe ses larmes. Elle presse sa fille contre elle d’une étreinte qui voudrait aussi enserrer son mari.

Depuis deux semaines, elle est sans nouvelle de lui. Les pires scénarios se déroulent dans sa tête. Elle l’imagine blessé, marchant dans les villages dévastés, poursuivant dans le froid et la boue un ennemi invisible commandé par un tyran fou. C’est parfois l’image d’un corps charcuté par un obus, méconnaissable, qui s’insinue dans sa tête et dont elle entend les gémissements.

24 décembre. Dans l’abri sans ciel ni air frais, chacun se réveille d’une autre mauvaise nuit. Progressivement, un à un, les résidents de cette grotte sinistre se dirigent vers la sortie. Il faudra aller à la toilette, se laver et chercher à manger. Leila et Aza, allongées et immobiles, tardent à se lever. La petite est bien au chaud, collée sur sa maman, sous la couverture. Leila ne parvient pas à se débarrasser des tourments de ses pensées nocturnes.

Qu’a en réserve cette autre journée? Elle se sent épuisée, accablée, vidée d’elle-même. Mais pour sa fille et Pavlo, et pour l’Ukraine, elle ne peut déserter son destin. Vivre courageusement chaque jour, c’est son combat à elle.

Demain c’est Noël. Il faut décorer le tunnel, sourire et chanter. Au bout de la rue, des bénévoles de la Croix-Rouge ont dressé des tables et offrent du café et des gâteaux. Il y a aussi des bottes, des vêtements chauds et des couvertures. Tout à côté, sur le parvis de l’église St-Nicholas, un chœur, composé d’une dizaine d’hommes et de femmes, entonne des chants de Noël au son d’un violon. Des enfants écoutent, attentifs.

Leila est à l’entrée du tunnel et porte Aza dans ses bras. Elle lui sourit tendrement et l’embrasse sur la joue. Le soleil pâle qui monte derrière les ruines de la ville, annonce une belle journée. « Viens ma puce, il y a des gâteaux là-bas. Puis nous dessinerons des anges et des étoiles pour accrocher au plafond du tunnel. »

25 décembre. Il y a une joyeuse animation ce matin dans la galerie protectrice. Toutes les sources de lumière sont allumées. Torches, bougies, lampes à huile, chandelles unissent leurs feux pour amener partout de la lumière, tout en faisant danser sur les parois ruisselantes le mouvement de ceux qui s’affairent à créer l’atmosphère de Noël. Le sourire et l’entrain des premiers réveillés sont contagieux. On s’embrasse, on se souhaite un Joyeux Noël. La morosité des derniers jours a été chassée hors du logis au cours de la nuit. Voilà qu’une odeur de brioches et de café embaume l’air. Il y aura aussi des beignes et des friandises que certains avaient mis en réserve pour cette occasion.

Leila sent soudain la vibration de son téléphone mobile dans la poche de sa veste. Elle le prend dans ses mains, mais hésite à l’ouvrir. Une forte excitation l’envahit. L’euphorie se dispute avec la peur. Quelle nouvelle de Pavlo ? Elle ne pourra pas survivre à sa mort. S’il est blessé, elle le soignera avec Aza. « Allo ». Un grésillement se fait entendre, puis la voix de Pavlo. À sa fille interrogative, elle souffle « C’est papa ». Elle entraîne Aza dans un coin isolé du tunnel.

« Ah! mon chéri, comme je suis heureuse de t’entendre. Comment vas-tu? Ce long silence. J’étais tellement inquiète. » La ligne est mauvaise. Il faut faire vite. « Oui, notre immeuble a été détruit, mais ne t’en fais pas, tout va bien. Nous sommes maintenant à l’abri, en sécurité. Tu sais, Aza est très courageuse. C’est une période difficile, mais nous vaincrons, nous chasserons les Russes dehors. Tu me manques Pavlo. Tu sais combien je t’aime. Reviens-moi vite. » Ses mots sont étouffés par les sanglots. Pavlo pleure aussi. « Tu me manques ma Leila. Je t’aime. Soyez prudentes, protégez-vous. Ici, tout va bien. Nous continuons à faire reculer les Russes. » Il se garde de lui dire que son cousin Pavel, qui combattait à ses côtés, a dû être amputé de ses deux jambes après avoir marché sur une mine. Aza se penche vers l’appareil, « Papa, papa, c’est Noël aujourd’hui. Est-ce que les Russes fêtent Noël ? Est-ce que les soldats vont dans leurs familles pour être avec leurs enfants ? Reviens vite. Je t’aime. »

La communication est brusquement coupée. La mère et la fille s’enlacent, envahies par un mélange de joie et de tristesse. Cet appel de Pavlo est leur plus beau cadeau de Noël. Il est vivant. Il n’est pas blessé.

Leila et sa fille se ressaisissent et courent rejoindre les autres pour participer à l’exubérance retrouvée de la fête. Une surprise les attend : un sapin a été dressé avec des glaçons de verre et des boules de couleur qui scintillent. Sous l’arbre, des cadeaux venus du monde entier sont entassés.

Malgré les bombes, la vie continue.

 

Joyeux Noël et Heureuse Année.

 

Bernard Vachon

Professeur retraité du département de géographie de l’UQAM

Décembre 2022

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6 réponses

  1. Une histoire très touchante. Une plume sensible qui nous invite à offrir l’espoir en cadeau. Joyeux Noël Bernard au grand cœur.

  2. Merci petite soeur. Tes mots me touchent beaucoup.
    Le lieu de notre naissance et le couple que nous avons pour parent sont les premières inégalités sur cette terre. Pourquoi Leila, Pavlo et Aza en Ukraine, alors que toi, moi, nos familles, ici au Québec, pays de liberté, de sécurité et d’abondance ?

  3. Bonsoir Bernard,

    Je reconnais bien là ta sensibilité et ton indéfectible romantisme qui subsiste même en temps de guerre. Noël aura lieu pour Leila et la petite Aza parce que Pavlo est vivant, et tous les sapins de la terre se sont illuminés au seul son de sa voix.

    Pendant qu’ici c’est la frénésie artificielle de la course au futile et à l’inutile, les Ukrainiens gèlent et errent dans leurs villes qu’ils ne reconnaissent plus. Nous sommes gavés et nous en redemandons encore.

    Merci pour ce beau conte
    Ta sœur de Verchères
    Jocelyne

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