Les systèmes sont en nous, nous sommes les systèmes.
Cette affirmation, lancée lors d’un événement collectif du projet CorDesCaps[1],résonne en moi depuis près de 2 ans. Elle est pour moi un antidote à ces idées voulant que ce qui est à changer dans le monde est uniquement à l’extérieur de nous ou, a contrario, qu’il faut d’abord se changer soi-même avant quoi que ce soit d’autre. Elle représente un genre de koan[2] qui fait son chemin au cœur de ces deux pôles.
Les systèmes sont omniprésents : système respiratoire, système solaire, système familial, système météorologique, système idéologique. Les systèmes sont interdépendants. La pandémie nous a bien montré qu’économie, santé physique et santé mentale sont intimement liées, même si on ne le voyait pas si clairement avant. Les systèmes sont enchevêtrés. Par exemple, aller magasiner pour relaxer révèle de l’ancrage profond du système économique en nous.
Vous aurez sans doutes compris que je suis à mille lieux de la notion de «système» à laquelle se réfère François Legault dans le débat sur l’utilisation de l’expression «racisme systémique».
«Pour moi, un système c’est quelque chose qui part d’en haut. Est-ce qu’il y a quelque chose qui part d’en haut et qui est communiqué partout dans le réseau de la santé pour que le personnel soit discriminatoire? C’est non.» – François Legault, premier ministre du Québec[3].
De mon point de vue, sa définition est plus révélatrice de sa vision du monde qu’éclairante sur la nature et les comportements des systèmes. C’est une belle porte d’entrée pour un dialogue, malheureusement improbable.
Ces dernières années, j’ai eu l’occasion d’explorer les différentes couches qui construisent et maintiennent nos systèmes. Car les systèmes sont résilients et cherchent à se maintenir, pour le meilleur et pour le pire. Et lorsque nous sommes investis dans un système, nous avons tendance à vouloir le défendre, parfois même inconsciemment, contre ceux et celles qui le remettent en question.
Les questions suivantes, apprises en collégialité, m’aident à identifier des leviers qui permettent d’agir sur nos systèmes:
- Comment alloue-t-on et distribue-t-on les ressources et l’argent?
- Qui est exclu ou inclus du projet, du plan, de l’initiative? Quelle est la qualité des connexions et de la communication entre les acteurs et actrices, en particulier ceux et celles qui ont des histoires et des points de vue différents?
- Comment sont partagés et répartis les pouvoirs décisionnels, l’autorité et l’influence informelle parmi les individus et les organisations?
- Comment sont organisées les personnes et leurs activités? Qui a structurellement autorité sur qui et dans quelle direction circulent l’information et les rétroactions?
- Quelles sont les visées explicites et implicites du groupe, de l’organisation (système) etc.? Qu’est-ce que cela génère comme résultats (souhaités et non souhaités) et qui en sont les bénéficiaires?
- Quelles règles, lois, réglementations et priorités gouvernementales, institutionnelles et organisationnelles guident les actions du système?
- Quelles attitudes et habitudes de pensée dominent? Quelles valeurs, croyances et hypothèses sont profondément ancrées? Comment influencent-elles? D’où ces croyances et ces valeurs découlent-elles?
- Quelles sont nos postures fondamentales dans nos rapports avec soi-même, avec l’autre, avec l’environnement? Quelles dichotomies et dissociations nous habitent? Quels traumas personnels ou collectifs et quelles transmissions culturelles ou transgénérationnelles sont présents en nous ou dans notre collectivité? Comment ces postures fondamentales agissent-elles sur nous (corps, émotivité, intelligences), sur le rapport à l’autre (ex.: peur de l’autre en fonction de leur sexe, genre, âge, ethnicité, couleur de peau, appartenance sociale, etc.)? Comment ces postures alimentent-elles les rapports sociaux (oppression, domination, égalité, interdépendance, etc.)?
- Quels macrosystèmes (économique, social, politique, etc.) dominent et enchevêtrent les sous-systèmes? Qu’est-ce qui est valorisé et dévalorisé? Quels sont les codes profonds et les règles du jeu qui sont déterminants sur les visées, la structuration et le fonctionnement des systèmes?[4]
Je sais, ces questions peuvent demander des mois, voire des années d’investigation et il est impossible d’y répondre complètement. On ne peut y répondre seul parce que les perspectives d’autres personnes sont essentielles. Peut-être même qu’il faut aller au-delà de la compréhension, qu’il faut également «sentir» les systèmes, «écouter» ce qu’ils nous disent et ce qu’ils nous cachent.
L’utilisation du mot «systémique» me réjouit parce qu’il ouvre une porte vers la complexité et l’interdépendance des choses, mais je suis bien conscient qu’il peut aussi les rendre plus obscures. Idéalement, une compréhension systémique nous mènerait à une capacité d’agir pour faire évoluer les systèmes qui ne sont plus adaptés, et non vers une analyse perpétuelle qui nous éloigne de l’action.
Si les changements systémiques sont si importants pour une transition vers un futur viable, alors comment développer les capacités pour changer nos systèmes si résistants? C’est la question qui m’habite particulièrement à cette étape de ma vie. Bien que mon travail m’amène à mettre l’accent sur les démarches plus collectives et communautaires, les pistes qui captent davantage mon attention ces derniers temps invitent à accorder autant d’attention à mon propre système (ma personne!), celles de ma famille et de mon organisation pour coconstruire cette force d’action collective. Pour ce faire, il faut se composer son propre assemblage de pratiques et trouver sa communauté de pratique!
En espérant qu’on se croise sur ce chemin!
Notes
[1] Pour information sur le projet CorDesCaps
[2] Un kōan, ou koan, est une brève anecdote ou un court échange entre un maître et son disciple, absurde, énigmatique ou paradoxal, ne sollicitant pas la logique ordinaire.
[3] Malgré le rapport de la coroner, Legault ne croit toujours pas au racisme systémique. Dephine Jung. 5 octobre 2021 « Radio-Canada. Espaces autochtones. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1829374/legault-systemique-racisme-mort-joyce-echaquan-coroner-reactions?depuisRecherche=true [consulté le5 octobre 2021].
[4] Référence au iceberg de Cordescaps
3 réponses
Une réflexion inspirante et un avant-goût de tes prochains billets, j’espère, cher Alain!
J’ajouterais à ces considérations que l’on peut aussi penser les systèmes en termes de solutions, pas juste comme en terme de problématique. Des solutions systémiques, c’est engageant, c’est mobilisateur.
Les systèmes nous contraignent, mais nous avons aussi une influence sur les systèmes. Il faut certainement les considérer sur le temps long, car faire virer un système c’est comme modifier la route d’un gros navire (et plus encore!). Je crois qu’il faut effectivement agir sur soi et sur nos milieux de vie pour infléchir les systèmes et cela demande du souffle. C’est seulement ensemble que nous pouvons nous donner de l’erre!
Je m’intéresse aussi à la pensée systémique depuis quelques années, que je trouve enrichissante d’un point de vue théorique ET pratique. Difficile à comprendre, certes (on est souvent loin de la « punch line » ou du graphe linéaire), nécessitant une capacité d’adaptation importante (parfois jusqu’à remettre en question sa propre identité), mais oh combien activatrice et stimulante. Merci pour ce billet, je le transmets à mes collaborateurs pour poursuivre la discussion dans ma communauté de pratique!