En juin 1994, au retour du colloque annuel à Las Vegas de l’américaine National Association of Broadcasters (NAB), je proposais dans le revue La Dépêche de la Fédération nationale des communications, une réflexion que je souhaitais positive sur cette fameuse autoroute électronique dont on nous annonçait l’inévitable mise en place et l’impact révolutionnaire sur l’ensemble de notre société.
Vingt-huit ans plus tard, je constate, et je suis loin d’être le seul, que le rêve numérique a effectivement créé un univers virtuel mondialisé, actif, mais ambivalent et multiforme, dans lequel les intérêts du pire peuvent se disputer en coulisses la priorité d’accès au meilleur
Comme d’autres communicateurs intéressés au sujet, j’attendais avec curiosité le déferlement numérique annoncé en m’efforçant de bien en saisir la portée et les contours.
J’écrivais alors qu’aux « premières grandes étapes de la mise en place de l’autoroute électronique, plusieurs croient que nous sommes à l’aube d’une révolution tout aussi grande que celles qui ont accompagné la domestication de l’électricité et la généralisation des moyens de transport modernes. Dans une dizaine d’années apparemment, tout au plus une vingtaine, l’autoroute électronique aura considérablement modifié notre temps, notre espace, notre mode de vie en société. »
En tissant, ajoutais-je dans mon article un profond et vaste réseau de communication numérique, interactif, bidirectionnel, multidirectionnel, pouvant transporter des images, du son, des textes, des données, l’autoroute de l’information nous projette dans une sorte de télétemps, un monde virtuel qui se vit à travers la téléprésence, qui prend en charge l’espace collectif, qui constitue l’agora où se joue l’interaction collective.
Déjà des néologismes comme télétravail, téléachat, télébanque, téléservices, domotique (télésurveillance, télégestion de la consommation d’énergie, etc.) reflètent des phénomènes qui ont et qui auront de plus en plus d’impact sur le marketing et la livraison de tous les biens et services. Un marché de plusieurs centaines de milliards est dans la balance.
Globalement, c’est ce qui est arrivé. Mais pas exactement comme nous l’avions anticipé. Plusieurs ont mal évalué la nature, l’ampleur des changements et la force économique et créatrice de la technologie numérique. Je confesse qu’à l’époque, en 1994, j’ai été franchement impressionné par le show technologique à l’américaine de Las Vegas, séduit par l’effervescence contagieuse des dizaines de milliers de congressistes de l’univers numérique plongés dans la fébrilité permissive et spectaculaire de Las Vegas.
Avec le recul, on réalise que le développement du réseau Internet a été rapide et irrésistible, mais beaucoup plus contrasté et chaotique que ce que les toujours puissants et richissimes leaders de la toile avaient prédit.
Le pouvoir et les réseaux
Selon sa configuration, l’autoroute électronique fut d’abord perçue comme une voie donnant accès à de multiples chemins. Elle fut présentée ensuite comme une toile aux nombreux tentacules et innombrables ramifications. Devenus obsolètes, les termes autoroute électronique et toile diminueront sans doute de l’usage courant, aspirés nous sommes, dans l’univers virtuel de l’intelligence artificielle et des algorithmes, sur les innombrables plateformes et produits de la société numérique. Une société désormais contrôlée et exploitée à l’échelle mondiale par des corporations privées milliardaires dictant les règles du jeu du marché.
On réalisa plus concrètement au début de l’an 2000, dans la peur presque biblique du bogue au passage vers le nouveau millénaire, que la société numérique exercerait une influence de plus en plus large et profonde sur le tissu socioéconomique et les structures de gouvernance, car elle imposait un fonctionnement organisationnel en réseaux et hypothétiquement décentralisé, donc mouvant.
Ceux qui y exercent une autorité l’ont en fonction d’une responsabilité particulière liée à une compétence précise. Une autorité qui n’a en principe rien d’arbitraire, et peut se dissoudre rapidement si les responsabilités ne sont pas ou sont mal assumées, ou si la compétence requise change. Par contre, l’entrée dans le réseau, son exploitation judicieuse et cohérente exige une compétence basée sur la connaissance pratique du système, dans un environnement d’interconnexion, d’accès à l’information et de relative transparence.
En revanche, l’espace de liberté exercée par les utilisateurs sur les plateformes et les réseaux sociaux individualise en quelque sorte la façon d’être en relation avec l’univers virtuel, dans un contexte éclaté par rapport aux règles usuelles de la démocratie et de l’exercice de la citoyenneté. On a vu d’ailleurs que la pyramide sociale traditionnelle pouvait rapidement être ébranlée, y inclut le fonctionnement des pouvoirs publics et des gouvernements.
L’accessibilité universelle sur les réseaux met directement en question la vie privée. L’équilibre (existe-t-il?) entre la nécessaire transparence et une garantie raisonnable de vie privée déterminera encore longtemps les enjeux de la société. Les tensions qui s’exercent sur la démocratie élective et la démocratie de représentation vont certainement s’accentuer. Les politiciens, les décideurs, les gens qui exercent le pouvoir par délégation ont plus que jamais un défi plus sérieux à relever que ce à quoi ils se consacrent dans leurs milieux respectifs.
À l’époque, en 1994, je proposais cet angle d’interprétation, forcément incomplet. Théoriquement, plutôt qu’une démocratie élective ou représentative, celle de la société numérique serait basée sur l’accessibilité de l’information, le savoir, la connaissance. Une démocratie informationnelle embryonnaire dont la qualité se mesure toujours à l’intelligence collective des citoyens informés et agissant en temps réel grâce à l’univers électronique.
On le sait maintenant, l’inverse est tout aussi vrai. La puissance des médias sociaux peut produire l’ignorance, les fausses informations, la manipulation de la vérité, la duperie, l’escroquerie et la division.
Le rôle de l’État
Je l’affirmais il y a 28 ans, je le soutiens encore. L’État doit intervenir. Manifestement, tous ne sont pas égaux quant à l’accès aux services proposés ou disponibles. On assiste à de fortes disparités continentales, nationales, régionales, locales. Ainsi que dans les milieux sociaux, culturels et économiques. L’État, peut-être malgré lui, doit intervenir beaucoup plus, ne serait-ce que comme gros utilisateur de l’univers numérique (production, gestion de contenus, consommation d’une masse énorme d’informations).
Depuis quelques années, l’intérêt public s’impose comme une urgence devant la politique du laisser-faire et la dérèglementation. L’autodiscipline des intervenants reste illusoire compte tenu des énormes enjeux financiers en cause. Plusieurs facteurs d’intérêt public accentuent la pression en faveur d’une réglementation efficace qui doit prendre en compte les éléments suivants :
– l’importance vitale de la qualité et de la véracité de l’information;
– la sécurité contre les virus, le vol ou l’utilisation non autorisée des données confidentielles liées à la vie privée; les fraudes;
– le respect de la vie privée (code d’accès personnel et universel);
– la nature internationale et mondiale de la toile qui pose des défis quant à l’identité nationale, l’information codée ou cryptée, la sécurité nationale, les documents stratégiques nationaux.
Sept conditions
La même année, quelques mois avant le congrès annuel du NAB, se formait aux États-Unis une coalition de plus de 70 organismes nationaux de tous les milieux socio-économiques et culturels. Ils s’entendaient sur sept principes d’intérêt public devant orienter une éventuelle réglementation :
1) accès universel; 2) liberté de communiquer de s’exprimer; 3) des lieux publics d’intervention notamment par l’intermédiaire des institutions publiques; 4) la diversité dans un marché compétitif;
5) un marché du travail renouvelé et équitable; 6) le respect de la vie privée; 7) la participation du public dans la définition des politiques. La coalition s’est étiolée avec le temps, mais plusieurs organisations populaires, dont des nouvelles, revendiquent l’intervention plus mordante des pouvoirs publics.
Rien de cet ordre n’existe spécifiquement au Canada ni au Québec. Que nous réservent les 25 prochaines années? Selon ce que nous en dit Mark Zuckerberg de Facebook, un des patrons des géants du GAFAM (Google, Apple, Amazon et Microsoft, Facebook) il se prépare à bonne vitesse une autre révolution qui s’incarnera par le nouveau concept, le métavers. Pour ses créateurs, un métavers incarne le futur d’internet; c’est un univers qui mêle réalité virtuelle et réalité augmentée, un genre d’Internet en trois dimensions dans lequel on interagit sous la forme d’un avatar unique. Facebook a même changé de nom en se baptisant meta.
Nous sommes encore loin de l’adoption d’une réglementation qui protège et favorise le citoyen des abus du marché, du respect de la vie privée, du développement de la culture nationale, du droit à une information objective et complète, de la sécurité des utilisateurs devant la fraude, du paiement par les riches opérateurs du juste tribut de l’impôt dans le financement des services publics. Il manque à cet univers le contrepouvoir gouvernemental et le contrepoids démocratique.