Les vertus cardinales

La tendance est à l’ancien, qu’on remet au goût du jour. Il en va des idées comme des objets. Les gouvernements préparent un grand bond en arrière sous prétexte d’austérité. Que leur opposer de nouveau? Saint Thomas?

La prudence d’abord

Pour Saint-Thomas, la prudence doit diriger les vertus cardinales qui sont tempérance, courage et justice.  Je ne suis pas un spécialiste de Saint-Thomas, ni des vertus d’ailleurs. Mais j’aime assez l’idée de prudence.  Je réinterprète certes un peu cette notion de prudence de Saint-Thomas en la rapprochant du doute, qui nous protège autant de soi que des autres. Mais je garde l’idée de jugements justes. La prudence, ainsi revue et corrigée, doit être alimentée par le sens critique, qui est essentiel pour établir des jugements pertinents et étayés, et il doit être soutenu par une bonne dose de scepticisme. À défaut de pouvoir porter un jugement définitif (par exemple, par manque d’information), la prudence invite à garder la cause en délibéré et à limiter les risques. C’est le principe de prévoyance, reconnu en santé publique, qui devrait s’appliquer non seulement pour les grands projets de développement, dont ceux d’acheminement des hydrocarbures, mais partout en économie, en politique, en éducation. Prévoyance ou prudence, en éducation, en ce qui a trait aux réformes qui tendent à en changer la nature. Prévoyance ou prudence aussi vis-à-vis les mesures d’austérité qui en compromettent la qualité. Prévoyance ou prudence en regard tout aussi bien de l’autorité parentale, quand elle est conçue comme un pouvoir discrétionnaire, que des dictats bureaucratiques qui, à force d’encadrement, entravent tout esprit d’initiative et nient le rôle central de l’éducateur.

Bon. Saint Thomas aurait sans doute trouvé que je prend des libertés en regard de sa pensée, que je m’éloigne de la dimension morale. Surtout, il aurait condamné mon scepticisme. Mais le scepticisme, comme le doute, me semblent des antidotes pour se prémunir contre la montée de tous les intégrismes. On ne tue pas au nom du doute.

Scepticisme quant aux réformes en éducation, qui est la clé de l’avenir, pour les individus comme pour les sociétés. Éduquer un enfant, c’est lui apprendre la liberté, le respecter, lui enseigner à respecter les autres, lui donner confiance en sa capacité de prendre sa vie en charge, le rendre autonome, mais aussi former son sens critique (y compris face à ses propres opinions). Ce jugement doit être nourri d’une bonne culture générale – histoire, sciences sociales, philosophie, matières désormais moins au goût du jour. Hélas ! La vocation des écoles, de plus en plus menacée par les coupures dans ses services de base, est compromise par l’instrumentalisation qui évacue les matières qui exercent le sens critique – auquel on revient toujours.

L’affairisme a fait irruption dans les salles de cours. Il s’efforce plus ou moins d’orienter l’éducation vers l’adaptation au marché du travail, aussi imprévisible que celui-ci puisse être à plus ou moins long terme. Ce qui a un impact dès l’école primaire qui délaisse les matières qui visent à enrichir la culture générale et à former le jugement pour miser toujours plus sur les matières utiles, dont les mathématiques. Important les mathématiques, mais je pense que la mesure s’impose. Elles doivent faire partie du bagage, sans constituer l’essentiel du bagage. Or, il advient que les maîtres du monde (financiers et grands patrons) trouvent plus utile et rassurant de voir les élèves faire des mathématiques que de l’histoire, de la philosophie ou de la littérature. Les grandes écoles, pour leur part, vont bien au-delà d’une formation technocratique, elles visent désormais, plus ou moins consciemment, à la transmission d’une idéologie. C’est ainsi que des phalanges de bons soldats de l’économie néolibérale sortent de ces institutions et envahissent les centres de décision ou les influencent. Parallèlement, des entreprises se dotent de leurs propres universités et décernent leurs propres diplômes. L’endoctrinement est évidemment à l’opposé de l’éducation qui doit notamment développer le sens critique. L’éducation (parents, école et université) n’a pas que pour mission de former des employés. Elle prépare les nouvelles générations à assumer leurs responsabilités de citoyens. Or, la prudence du citoyen est de plus en plus sollicitée par les virages autoritaires, l’affaiblissement de l’État et son détournement au profit d’une minorité, la corruption des institutions démocratiques et le contrôle de l’information. Elle doit désormais être poussée jusqu’à la vigilance.

La tempérance, la justice et le courage

Examinons les autres vertus cardinales, la tempérance, la justice et le courage, toutes d’actualité, et qui doivent toujours être ordonnées par la prudence.

Commençons par la tempérance, qui a parfois mauvaise presse. Ce qui n’est sans doute pas étranger, pour plusieurs, aux sermons contre l’alcool. La recette éprouvée sert de nouveau, les sermons ont été réécrits pour tenter de nous convaincre que nous abusons des services publics, que nous consommons immodérément des services sociaux et de santé, que cette intempérance compromet notre aptitude au travail, notre productivité en pesant lourdement, via la taxation, sur les épaules des créateurs de richesses à qui nous devons emplois, qualité de vie et, finalement, services publics. Pourtant, cette tempérance n’a rien à voir ici avec l’esprit des ligues antialcooliques, ni avec ses dérivés néolibéraux. Elle ne renvoie pas à cette vision de la tempérance revue et corrigée à laquelle on voudrait nous contraindre avec les mesures d’austérité. Nous retenons plutôt une version plus moderne, voire plus écologique de cette vertu. Mais la tempérance que nous évoquons sera certainement guidée par la prudence puisqu’il s’agit, par exemple, d’éviter le gaspillage qui épuise la terre, empoisonne l’environnement et menace notre survie. Tempérer sa consommation, c’est-à-dire sa soif et sa faim dans un contexte de raréfaction des ressources et de répartition inéquitable, apparaît comme une nécessité vitale. Nous parlons ici d’une faim aussi bien de matières premières que d’aliments qui paraît être essentiellement celle, disproportionnée, d’une minorité de privilégiés à l’échelle de la planète.

Il suffit de faire quelques constats pour se convaincre de la nécessité pressante d’une action dans le sens que nous donnons à la tempérance : diminution des réserves d’eau, dégradation des terres agricoles, accès inégal à l’eau potable, à la nourriture,…

Cette tempérance, qui libère et protège les richesses de la planète, est indissociable de la mise en œuvre des principes de partage et d’équité.

La prudence entretient des liens étroits avec la justice, valeur démocratique et vertu civique avant d’être une institution. La justice, avant le système de justice, avant celle des tribunaux, c’est-à-dire celle qui reconnaît spontanément, sans la contrainte de la loi, « le caractère de ce qui est juste, équitable ». Nous parlons aussi bien de « la vertu morale qui inspire le respect absolu des droits d’autrui »[1] que de celle qui s’accorde avec la justice distributive. Une responsabilité, toute empreinte d’équilibre, pour chacun d’entre nous : faire ce qui est juste, accorder une juste part, reconnaître à chacun une part des avantages du bien commun et respecter les droits – individuels et collectifs. Et puis, ensuite seulement, le système de justice, mais comme institution d’inspiration républicaine, au service du peuple, exercée au nom du citoyen, porteur des valeurs fondatrices : l’équité, l’égalité, la fraternité mais aussi la liberté. La justice et les institutions qui la traduisent en démocratie visent à protéger les citoyens contre les dérapages des grands et même des moins grands, contre les débordements de pouvoir et la faim, souvent excessive, des puissants.

Le courage, Saint Thomas parle de la force d’âme. Le courage est une vertu précieuse, ce qui provient sans doute de sa rareté – ce qui lui confère certainement une valeur particulièrement élevée. Le courage, à première vue, semble parfois incompatible avec la prudence. En réalité, le courage est une vertu paradoxale qui invite parfois à prendre des risques calculés pour éliminer une menace, éviter une catastrophe. Car, il arrive que la situation soit d’une telle urgence que ce soit imprudence que d’être trop prudent. Or, l’entreprise de démembrement de la société que des générations de Québécois ont bâtie, l’état du monde, la situation de la population est une pressante invitation au courage. Car nous sommes menacés par une faillite non seulement économique, mais politique et sociale – une faillite définitive.


 [1] Grand Larousse, 1962, Paris, p. 419, tome 6.

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Une réponse

  1. Merci Domenico pour cette réflexion. Le paradoxe est tout de même saisissant, entre ces vertus cardinales bien définies et le chaos perpétuel de nos institutions et de la société.

    Salutations

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