Le rêve de Giuseppe est né en Sicile alors qu’il luttait contre l’exploitation, avec d’autres travailleurs agricoles, des terrone (cul terreux), comme lui. La grève générale de 1904 s’étendit à plusieurs régions d’Italie. La rébellion, durement réprimée, dégénère : grèves sauvages, émeutes, pillages, incendies. Les curés réagirent en reprenant le message du pape Pie IX : « Un Catholique ne fait pas d’action syndicale, un Catholique ne vote pas. La démocratie ne procède pas de la volonté de Dieu, elle s’oppose à l’ordre qu’il a créé. » Beaucoup cherchent le salut dans l’émigration. Mais comment peut-on émigrer? Une vigne déciderait-elle d’arracher ses racines à la terre qui la nourrit pour aller se replanter à l’autre bout du monde? Le 28 décembre 1908, un peu après minuit, une partie de l’Italie bascule dans l’horreur. Le sol est agité par une immense secousse qui se précipita de Messine jusqu’à la pointe sud de la Calabre. Rien ne résiste : maisons, édifices de pierre, palais s’effondrent comme des châteaux de cartes. Giuseppe et sa famille décident d’émigrer pour découvrir à Montréal la même exploitation, la même répression. Giuseppe avait une solide constitution, mais ces longues journées de travail pénible sur le chemin de fer, pour un salaire dérisoire, relevaient carrément de l’esclavage. Plusieurs nouveaux arrivants, recrutés par la Compagnie, n’obtenant pas les emplois promis, dépendaient de la charité publique. Ils étaient prêts à accepter n’importe quel emploi, à n’importe quelles conditions. Tous ces hommes, ces immigrants et ces « Canayens », se plaignaient peu, sinon cet autre travailleur, mais il s’agissait d’un juif polonais, et Préfontaine, un syndicaliste canadien-français. Tôt ou tard, les propriétaires auraient à faire face à des gens déterminés, courageux.
Le pouvoir des patrons, comme en Italie, était puissant et appuyé par le gouvernement et par l’Église. L’Église, comme en Italie, oubliant que son fondateur s’était rangé du côté des pauvres, défendait la propriété privée et appuyait la répression. Elle prônait désormais l’obéissance au patron, le respect de l’ordre établi, dénonçait l’anarchie, la gauche, le communisme, la grève…
Mais le rêve de Giuseppe et des autres était têtu. Un jour, expliquait Giuseppe à ses amis, nous aurons tous le droit de vote, les enfants ne seront plus obligés de travailler, l’éducation sera gratuite, nous aurons droit à une assurance d’État contre la maladie et la vieillesse, les patrons seront responsables en cas d’accident de travail… Un jour, l’État s’emparera d’industries majeures et les exploitera pour le bénéfice de tous. Ce rêve n’était pas seulement celui de Giuseppe, c’était aussi celui d’autres travailleurs. Giuseppe l’avait retrouvé dans le manifeste du Parti ouvrier, publié en 1904, qui passait, aux yeux de certains, pour du pur délire à l’époque. Giuseppe ne verrait pas la réalisation de ce rêve de son vivant. Pour le concrétiser collectivement, il aura fallu plus d’un demi-siècle et l’engagement des Jean Lesage, Georges-Émile Lapalme, Alphonse-Marie Parent (Mgr.), Paul Gérin-Lajoie, René Lévesque, Claude Castonguay, Louis Laberge, Marcel Pépin, Jacques Parizeau, de générations de travailleurs lucides et de bénévoles déterminés, de syndicalistes, d’entrepreneurs, de créateurs dont l’histoire officielle n’a pas toujours retenu les noms, mais dont l’apport a été essentiel.
Rien n’est jamais acquis. Le rêve de Giuseppe et des autres, qui a été transformé en un bien commun, en une réalisation de tout un peuple, est désormais menacé par de très vieilles idées, usées jusqu’à la corde, qui passent parfois pour modernes chez une poignée de notables et auprès du gouvernement. Saurons-nous demeurer vigilants? Aurons-nous le courage de ceux qui nous ont précédés et qui ont permis de concrétiser ce rêve collectif?