Le profane et la mayonnaise

« Pas dans ma cour! Et j’ai la cour large! » – Les gens

 

La Solution majuscule

À l’époque où j’étais engagé dans une organisation visant la transition socioécologique, j’étais certain que la Solution se trouvait du côté des citoyens (et je mettais des majuscules partout.)

Romantique, j’imaginais le peuple exalté et courageux, le torse nu et le vent dans la crinière, portant le Bien Commun comme un étendard majestueux à travers les gouffres sans fond du Système!

Maintenant la participation citoyenne fait partie de mon travail… même si j’y crois toujours autant, je dois admettre que les participant-es à la vie citoyenne ne désirent pas toujours ce fameux bien commun, du moins lors de leur arrivée dans les activités de consultation. Pensons au « pas dans ma cour » et ces fameux NIMBYs (Not in my back yard) qui sont un des principaux obstacles aux actions de densification du territoire.

Bref, l’enfer est pavé de lettres majuscules et mes idées romantiques étaient aussi bancales que la majorité des tables de bistro. Je suis donc parti à la recherche de l’idée qui allait me permettre de « shimmer » ma vision de la participation citoyenne.

 

!!!AVERTISSEMENT!!!

Ce billet est basé sur la pratique et mon expérience à titre de consultant et d’animateur participatif. Il est loin de la politique et également loin de prétendre à une quelconque aspiration académique ! C’est un produit de l’expérience, du contact humain, du « faire ».

!!!FIN DE L’AVERTISSEMENT!!!

 

Savoir pro-quoi?

On dit savoir PROFANE.

Profane : adjectif exotique provenant du latin et signifiant « devant le temple » sur lequel reposera une bonne partie d’un obscur billet de blogue publié en avril 2022 par un conseiller en développement collectif.

Profane signifie tout ce qui n’est pas initié… initié au sacré, initié à la science, etc. En ce sens, le savoir profane vient s’opposer au savoir expert. Alors que le savoir expert est fait de connaissances apprises par l’étude ou la science, les savoirs profanes se constituent d’expérience et de vécu.

Un citoyen qui se positionne sur les questions urbanistiques, environnementales ou sociales le fait généralement sur la base de son savoir profane. Valoriser la participation citoyenne demande donc de comprendre ce savoir, ses forces… comme ses faiblesses.

« J’ai un postdoctorat ès habitation du quartier St-Alphonse avec une majeure en stationnement sur rue et une mineure en sortage de poubelles. » – Rodolpho, Citoyen-expert

 

Arguments pro profanes

Comme le savoir profane est ancré dans l’expérience, il a plusieurs avantages!

  • Il est concret. Ça peut paraitre anodin, mais combien de projets pourtant bien théorisés ne passent pas le test de la réalité?
  • Comme il est bâti sur un ensemble de facteurs, de sources, d’expériences variées, il n’est pas aussi standardisé que le savoir expert. Résultat : il est fondamentalement interdisciplinaire et multidimensionnel. Ça lui permet de créer des ponts qui peuvent mener à l’innovation!
  • Il est senti et ressenti! Impossible de le diviser de l’enthousiasme, de la colère, de l’inquiétude ou du courage qui le porte jusqu’à nos oreilles (et nos rapports de consultation.) Il vient donc en combo avec le facteur humain.

 

Puisqu’il existe comme un potluck d’idées et de vécus partagés, intégrer le savoir profane est compatible avec la pensée complexe. Alors que le savoir expert est parfois désincarné et ne tient pas compte du senti et de l’affect, le profane allie tout et son contraire sans s’excuser à l’académie.

Le citoyen est expert de la vie dans son quartier, dans sa ville. Il est expert de sa réalité et c’est tellement précieux qu’il est téméraire de ne pas le consulter.

« Sur une échelle de 1 à 10, à quel point appréciez-vous les échelles de 1 à 10? » – Un métasondage

 

L’anguille sous roche

Beaucoup se sont penché.es sur l’opposition entre le savoir profane et le savoir expert. Alors qu’il n’y a pas très longtemps, le savoir expert était considéré comme le seul valable, le profane s’est progressivement taillé une place dans nos vies, surtout par les réseaux sociaux. Cette montée a même mené à la fondation d’une très noble institution souvent citée sur Facebook : l’Université de la vie ©.

Lorsqu’on laisse trop de place au profane, on peut tout croire, on s’égare des faits. Le savoir profane n’a pas l’universalité du savoir expert. Tout y est fondé sur des perceptions, et des perceptions initialement individuelles par-dessus le marché!
Intégrer ces savoirs à une démarche collective au mauvais moment et/ou de la mauvaise manière… c’est une Grave Erreur™.

« Il faut consulter la population pour prouver qu’elle pense comme nous! » – Quelqu’un sur le point de commettre une Grave Erreur™

 

Un crémeux problème

La solution est de croiser les savoirs profanes et experts dans nos démarches.

Chacun d’eux est essentiel, mais a ses limites. Comme la mayonnaise, il faut chercher l’émulsion! Un bon processus de concertation participatif permet de faire pogner la mayonnaise pour notre plus grand bien collectif. Lorsqu’on croise efficacement ces savoirs, l’incroyable s’opère : plutôt que d’intégrer l’opinion publique aux démarches, on les appuie sur l’opinion citoyenne.

Selon un sociologue aussi brillant que difficile à lire :

« L’opinion publique n’existe pas » – Pierre Bourdieu

Certains politiques ne jurent que par l’opinion publique. Ils et elles croient que leur travail est de la représenter… ou bien ils l’utilisent pour valider certaines mesures ou décisions. Pourtant, l’opinion publique est le produit d’une majorité abstraite, non informée et non mobilisée. Elle est un ensemble de « je » qui ne se rencontreront jamais ailleurs que dans un pourcentage ou les réponses à un sondage. Elle offre une fausse neutralité et c’est une Grave Erreur™ que de trop s’y fier dans un contexte citoyen.

Pour ces raisons, qu’elle existe ou pas, l’opinion publique n’a à mon sens rien à voir avec la participation citoyenne.

 

L’opinion citoyenne

En opposition, l’opinion citoyenne est développée par le biais d’une démarche encadrée. Elle est éclairée, accueille le savoir expert universel et le croise à l’humain et au concret.

On peut croiser efficacement ces savoirs par différents moyens :

  • Mettre en place des groupes de travail mixtes experts/citoyens. Bien animés et empreints de bienveillance et d’écoute des deux côtés, ils peuvent mener à des résultats intéressants. Ils prennent en revanche beaucoup de temps, de disponibilité et de patience.
  • Intégrer des étapes de modélisation des enjeux par des experts en amont de démarches citoyennes. Les « noyaux d’experts » sont une méthode de travail exceptionnellement efficace et fascinante que nous avons souvent eu l’occasion de mettre en place dans notre travail.
  • On peut également penser aux processus de jurys citoyens, où les profanes sont chargés d’auditionner différents experts pour prendre des décisions éclairées (je prépare un billet sur le sujet et je vous reviens!).

 

Dans tous les cas, présenter un PowerPoint d’expert avant une consultation de 2 heures ou un court vidéoclip avant un sondage ne suffira jamais à faire prendre la mayo. Vous n’obtiendrez qu’un mélange flasque indigne des beaux sandwichs collectifs que vous désirez préparer.

« … » – La majorité silencieuse

 

Le sandwich artist

Si mes clients me lisent, ils et elles comprennent pourquoi je les supplie toujours de faire appel à nous au début des démarches afin d’y réfléchir la place de la population! Il est très difficile d’improviser ce croisement d’expertises dans un cadre restreint comme une consultation publique.

Ne vous contentez pas du grossier Mir**le whip qu’est l’opinion publique pour vos politiques, stratégies et processus! Optez pour une vraie mayonnaise : avec des ingrédients frais et de bons procédés, vous mettrez toutes les chances de votre côté d’obtenir une démarche collective délicieuse, crémeuse et nourrissante!

 

 

PS: Recette de mayonnaise maison en 2 minutes

Ingrédients

  • 1 oeuf
  • 1 cuillère à table de jus de citron (d’un vrai citron!)
  • 1 cuillère à thé de moutarde de dijon
  • 1 petite gousse d’ail
  • 1 tasse d’huile végétale (pas d’olive)
  • Sel

 

Instructions

Placer tous les ingrédients dans le contenant inclus avec votre pied mélangeur (si vous ne l’avez plus, utilisez un verre ou un pot étroit, il doit y avoir le moins d’espace possible entre les parois du contenant et les bords du pied mélangeur), placer le pied mélangeur au fond du contenant, battre durant 15 secondes.

Déguster et ne plus jamais acheter de mayonnaise commerciale!

Commentaires partagés sur Facebook

5 réponses

  1. Très éclairant ton article, Félix! Qu’elle justesse. Je retiens moi aussi la différence entre opinion publique et opinion citoyenne.

  2. Ton article est effectivement très éclairant et inspirant, merci Félix je me resservirai de ces 2 approches opinion citoyenne et opinion publique. Quelle chance nous avons d’être dans des organisations jumelles 🙂

  3. J’aime bien la distinction entre savoir expert et savoir profane et le point sur l’opinion publique. Il faudrait que j’inclus plus la mayonnaise dans ma vie, je pensais pas que ca pouvait être si inspirant!

  4. Merci des bons mots Sonia! En espérant que ce soit utile et appliquable… tant l’article que la recette de mayo 😉

  5. Félix! Quel immense plaisir de te lire! Tu as mis en mots clairs, et avec l’humour qu’on commence à te connaître, ce que plusieurs accompagnatrices et accompagnateurs mettent en œuvre bien bas, sans toujours avoir autant de verve pour l’expliquer. Merci et bravo!

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