Vers vingt-deux heures, Monsieur Maurice se rend à l’étable. Cette nuit il attellera la jument Rosette pour descendre au village où il assistera à la messe de minuit avec sa Marie-Ange. Une folie peut-être, mais il ressentait cette année le besoin de renouer avec un passé dont le souvenir le remplit de joie et d’enchantement.
La carriole a été repérée dans un coin du fenil de la grange et minutieusement dépoussiérée. Au cours des dernières semaines, il a astiqué les attelages, poli les cuivres et réparé les grelots. Le coussin de la banquette rembourré de paille laisse bien s’échapper des brins, réduisant d’autant son épaisseur et son confort, mais une peau de mouton couvrira le tout et saura garder les fesses au chaud.
Deux jours auparavant, alors qu’une nouvelle neige était tombée, Monsieur Maurice avait sorti la carriole avec l’aide de son voisin Émile. Pour la protéger de quelque intempérie, il l’avait couverte d’une grande bâche.
Un matin, en lui distribuant sa ration de foin, Monsieur Maurice avait informé Rosette du grand projet qu’il nourrissait pour la nuit de Noël. Depuis ce jour, Rosette avait perdu son air taciturne et semblait sourire à Monsieur Maurice lorsqu’il venait lui caresser le museau tout en lui confiant plus de détails sur son projet, comme il le ferait avec un vieil ami.
Ce soir, la nuit est splendide. Pas un souffle de vent et la neige tombée dans le courant de la journée scintille sous les feux de millions d’étoiles.
En soulevant le crochet de la porte de l’étable, Maurice entend le hennissement de Rosette et le bruit saccadé des sabots qui piaffent dans sa stalle. C’est la façon de cette bonne bête de dire son ravissement et son impatience d’être de cette équipée nocturne. Dehors, elle se laisse attelée sagement à la carriole, goûtant en silence le plaisir d’être là.
À l’intérieur de la grande maison, Marie-Ange achève de se préparer. Maurice la croise devant le miroir cintré d’argent du salon devant lequel elle ajuste un foulard de soie qu’elle porte en de rares occasions. Il s’arrête et lui fait un sourire tendre dans la glace. Il la trouve ravissante et elle l’a compris. Bientôt il se présente à elle, chemise et cravate, et fraîchement rasé. Son passage laisse dans l’air un léger parfum d’eau de Cologne.
Emmitouflés dans de chauds manteaux, Monsieur Maurice et Marie-Ange s’installent dans la carriole et étendent sur leurs genoux une épaisse couverture de laine qui porte dans ses fibres la chaleur du feu de bois de la maison. À leurs pieds, des briques chaudes.
Monsieur Maurice lève les cordeaux de l’attelage et lance un « Allez ma belle ». Aussitôt la berline s’engage dans l’allée de la ferme pour ensuite prendre le rang qui conduit au village. Le carillon de l’église entendu au loin, auquel le froid de l’air confère un son cristallin, annonce l’événement de la nuit.
En traversant le village, la neige qui tombe en volutes s’éclaire des lumières multicolores dont sont décorés les sapins dressés en façade des maisons et les couronnes suspendues aux fenêtres.
Les résidents de tous les coins de la paroisse arrivent en auto. Des anciens et des nouveaux. Sur le perron de l’église, Monsieur Maurice et Marie-Ange échangent avec des parents, amis et connaissances des salutations, poignées de mains et paroles chaleureuses. Dans la cour de l’église, les enfants entourent Rosette qui fait tinter ses sonnailles. Pour eux, c’est déjà un peu Noël.
L’église est bientôt remplie. L’orgue pousse ses premières notes et des cantiques sont entonnés par la chorale de la paroisse. L’assemblée réunie est traversée par un sentiment de profonde solidarité qui puise autant dans le mystère de la Nativité que dans la nostalgie des Noëls d’autrefois.
Dehors le froid se fait mordant. Pendant que l’on célèbre la naissance de Jésus à l’intérieur, la brave bête écoute, pensive, la douce mélodie des cantiques, se rappelant ce temps où elle n’était pas seule à attendre dans la cour.
La messe de minuit terminée et les vœux d’un joyeux Noël échangés avec ceux arrivés sur le tard, Monsieur Maurice et Marie-Ange regagnent leur carriole pour le retour à la maison.
Les briques chaudes placées au fond de la berline par les bons soins de Maurice avant leur départ, ont maintenant perdu leur incandescence. Serrée contre le bras de son mari, Marie-Ange a tiré la couverture de laine sous son menton. Le froid qu’elle ressent est aussi celui d’une certaine mélancolie : Maurice et elle occupent seuls la carriole et il n’y a personne à la maison qui les attend. Un moment, elle lève la tête et ses yeux s’illuminent. Il lui semble entendre la joyeuse animation des Noëls de jadis alors que les enfants étaient à la maison.
La carriole vient de s’arrêter près de l’étable. Lente à sortir de sa rêverie, Marie-Ange reste là, assise, immobile, pressée par aucune tâche. Elle a remarqué qu’il n’y a pas de fumée à la tête de la cheminée. La maison est endormie.
Inconsciemment, elle redoute la gifle du froid entre la carriole et la maison. Abandonnée à ses pensées, elle goûte ce calme figé, ce moment d’éternité qui l’isole du temps qui passe.
Un souffle tiède vient à la rencontre de sa joue. Entre les paupières mi-closes, la figure de Maurice lui apparaît, enjouée, ravie. D’une main forte qu’il glisse sous la couverture, il presse les siennes : « Joyeux Noël ma Marie-Ange ».
Lentement, minutieusement, Monsieur Maurice dételle Rosette. Marie-Ange reste un moment encore dans le traîneau, retournant à sa rêverie : il y a les enfants, le sapin illuminé, les cadeaux, la grande table abondamment garnie, les cris de joie, les odeurs de cuisson… Elle regarde Maurice qui accompagne Rosette à l’étable. Toujours les mêmes gestes, les beaux gestes. Dans quelques instants elle ravivera les braises et préparera un petit réveillon.
Monsieur Maurice s’attarde un peu à l’étable. Il aime cet air chaud et humide, cette odeur que dégage les animaux hivernés qui s’incruste dans le bois du bâtiment centenaire.
Maurice passe une main reconnaissante sur le flanc de Rosette. Leurs regards se croisent, complices. Puis il met le crochet sur la porte. Marie-Ange est à la fenêtre. Contrairement à ses habitudes, il presse le pas.
Bernard Vachon, 22 décembre 2018