Chers blogueurs,
J’ai lu tous vos billets de la série sur le dialogue et je suis frappée du fait que, pour plusieurs, le dialogue social s’en va sur le diable…
Certes, il est évident que nous vivons un recul actuellement au Québec : abolition de plusieurs instances et mécanismes de concertation créés au cours des trois dernières décennies, des mémoires qui ne sont pas entendus par le gouvernement, des citoyens exclus de lieux de décision, on centralise, on fonctionnarise. Je crois que c’est conjoncturel et que ce n’est pas irréversible.
Nous avons collectivement fait des pas de géants si on se compare à ce qui existait il n’y a pas si longtemps. Dans les années dites de la « grande noirceur » et du « Toé, tais-toé! », de Duplessis, la peur faisait taire les citoyens. Plus près de nous, il y a quelque 30 ans, la consultation publique et la participation citoyenne étaient des pratiques absentes ou pratiquement absentes de l’espace public. La peur, les coups de force, les coups de gueule, les leaders qui se prennent pour le bon Dieu ont moins de prise sur les citoyens même si, ici et là, il en surgit par moments. Aujourd’hui, nos aspirations sont plus élevées, on a créé des espaces de paroles et les voies et moyens pour s’exprimer se sont surmultipliés. Je ne pense pas que nos dialogues étaient de qualité supérieure auparavant, au contraire!
Ce qui m’inquiète est ce qui se trame au fond. Quand l’accumulation des profits n’est plus basée sur une activité économique, mais sur l’argent qui fait de l’argent, l’argent qui se cache dans les paradis fiscaux et l’argent du marché noir, quand les lieux de production se délocalisent et que les communautés locales et régionales sont fragilisées, quand des corporations professionnelles mettent l’appât du gain en avant de leur mission sociale, etc. Bref, tout ce qui affaiblit les fondements même du vivre-ensemble et qui se joue à l’échelle mondiale.
Ce qui me donne espoir, ce sont les citoyens qui sont plus éduqués, plus sensibilisés, qui disposent de nouveaux moyens pour se lier aux millions de personnes qui veulent s’organiser autour d’une cause, faire avancer un projet, mener une action autrement. Partout, partout, il y a des lieux de rassemblement, des tribunes, des plateformes pour échanger et dialoguer. De nos jours, la parole est un flot intarissable. Quelle que soit la forme qu’elle prend, des conversations futiles aux plus sérieuses, des petites pensées quotidiennes aux analyses profondes, de la parole spontanée à la parole organisée, elle surgit de partout, de milliers d’individus autant que de groupes qui entrent en relation les uns avec les autres. Tout va plus vite et il y a plus de tout, du bon et du mauvais.
Ce qui émerge de ce flot, ce sont les ACTEURS qui créent ces nouveaux espaces, virtuels ou concrets. Un acteur, est un individu ou un groupe qui cherche à augmenter sa propre capacité d’agir et d’influencer. C’est le cas d’entrepreneurs sociaux, d’entreprises sociales toutes catégories, de philanthropes, d’innovateurs, de créateurs qui incarnent le changement, changent les règles, rebrassent les cartes, font preuve d’imagination, et cela non pas au détriment mais au profit de la collectivité. C’est là que le dialogue social bâtit son socle pour les années à venir.
Il faut se le dire, le monde des 50 dernières années est en arrière de nous. Nos institutions sont en profonde mutation, on le réalise de plus en plus. Le temps est aux acteurs qui intègrent dans leurs projets individuels et collectifs des valeurs sociales et des comportements éthiques. Les nouvelles générations sont porteuses de cette mouvance et, avec le temps, elles vont transformer les institutions à leur tour.
On ne peut réfléchir sur le dialogue social en ayant uniquement le rivage sous nos yeux. Il nous faut essayer de comprendre quelle est la vague de fond, le tsunami social qui se prépare au loin et qui dépasse largement les conjonctures nationales. Ce tsunami est culturel, universel et transnational.
Il charrie avec lui des histoires d’horreur et des histoires d’espoir.
Le sociologue Alain Touraine a beaucoup écrit sur le vivre-ensemble, la démocratie et l’action collective. Dans son dernier livre[1], il parle de la fin des sociétés. Son analyse m’a intriguée et dérangée au point de départ. La fin des sociétés, un peu fort, non? J’ai voulu mieux comprendre sa pensée. Je vous encourage à visionner sa conférence[2] sur le sujet à défaut de lire son livre. Il dit, entre autres, (sa pensée est complexe et je ne m’aventurerai pas à la résumer) que les valeurs culturelles sont appelées à jouer le rôle d’orientation des conduites qu’assumaient hier les normes institutionnelles.
C’est un thème qui m’est cher : le difficile exercice de la liberté, devoir choisir, exercer son jugement, avoir le contrôle de sa vie, agir en pleine conscience. Du moins, tendre à le faire. Et pour cela, il faut beaucoup de dialogue, de transmission de connaissances, de lectures, de débats, de conversations. Ce brouhaha de mots, de photos, de vidéos, d’informations à profusion est, si on le prend dans son ensemble, une sorte de résistance à la pensée unique et donc un ferment de la démocratie et du dialogue social. Faites-en, faites-en, pourrait-on dire, il en restera toujours quelque chose et ce quelque chose est l’espace de liberté que l’on façonne à tous les jours.
La planète est devenue petite, accessible, compréhensible. Aujourd’hui, l’enjeu de l’universalité est de garantir les droits sociaux, économiques et politiques à chaque humain sur Terre. La présidente internationale de Médecins sans frontières, la docteur Joanne Liu, vient de nous donner un exemple d’un acteur qui prend le dialogue au sérieux. S’adressant le 3 mai dernier au Conseil de sécurité des Nations Unies, espace de dialogue entre pays, enjoignant fermement 4 des 5 membres du Conseil à cesser les attaques des hôpitaux en temps de guerre : «Stop these attacks, I repeat, stop these attacks». Elle a eu un effet, elle a eu du courage.
De la même façon, aux plans local, régional et national, les enjeux forcent les arrimages, les arbitrages, les médiations nécessaires pour trouver les solutions. Cela ne se fait pas sans douleur. Devoir être national et mondial à la fois, global et local, nous place en déséquilibre constant, source de grandes tensions et de crises. Les dialogues à toutes échelles sont difficiles mais ils se font, avec des reculs, des zigzags, dans des conjonctures plus favorables que d’autres, pas toujours dans les règles de l’art, mais ils se font.
C’est le temps d’avoir de l’audace et de l’imagination pour créer/recréer du dialogue social, traverser les frontières politiques, idéologiques, corporatives, institutionnelles qui nous enferment dans nos logiques propres.
Sauter les clôtures.
Le dialogue est comme un rayon laser qui transperce les murs.
[1] La fin des sociétés, Alain Touraine, Coll. La couleur des idées, Le Seuil, 2013.