L’anomie, ça vous parle ?

Pour l’immense masse des perdants dans ce grand jeu de l’enrichissement, le sentiment dominant est qu’il n’y a plus de structure sociale. C’est l’effroi de voir que l’État ne joue plus son rôle de régulation et que la société en tant que telle n’est plus qu’une jungle livrée au chaos. Le sociologue Émile Durkheim a utilisé un terme pour désigner cette situation il y a plus d’un siècle : l’anomie. Le terme d’anomie désigne le sentiment d’une perte d’ordre et de logique dans la société. Durkheim prédisait que confronté à l’anomie et au délitement des structures sociales, l’individu moderne se tournerait par compensation, vers des solutions caricaturales et expéditives donnant l’illusion d’un ordre clair[1].

Émile Durkheim est un philosophe et sociologue français reconnu pour avoir établi la sociologie comme discipline académique et pour avoir été l’un de ses pères fondateurs avec Karl Marx et Max Webber. Son champ d’études était le fondement du lien social. Pour Durkheim, il y a un lien direct entre le fait social et le fait moral. Le lien social repose sur la formation et la transmission d’un idéal moral auquel vont adhérer les individus qui composent la société. Pour lui, les phénomènes religieux constituent un élément central d’explication du social. Aujourd’hui, alors que la religion perd en importance, les neurosciences[2] qui étudient le fonctionnement de notre cerveau permettent de remonter plus loin dans notre histoire commune et apportent des réponses aux origines de la recherche de sens comme condition pour la survie de l’espèce depuis des centaines de milliers d’années.

Dans ce billet, je me propose d’explorer la question du sens et de son rôle déterminant pour faire face aux immenses défis qui nous attendent. Il constitue également une invitation à participer à cette réflexion.

Mise au jeu

Il est dans notre nature d’être à la recherche d’un sentiment d’ordre, de répétition et de contrôle. Le connu constitue un calmant cérébral pour nos neurones et empêche de disjoncter. Face à des changements rapides, de perte de références, de démoralisation (éthique) des individus, du sentiment d’injustice, d’effritement du sentiment d’appartenance et de valeurs partagées dans une société où prime-le chacun pour soi, l’apologie du moi ou seule la capacité d’utiliser la machine de production et de consommer sont réellement valorisés socialement, le sentiment de déconnexion et de frustration qu’on observe, va s’amplifier dans les années à venir.

Allergique au désordre, nos habitudes de vie bouleversée dans un contexte de crises systémiques[3] où les institutions sclérosées, remplissent de moins en moins leur fonction de protection (social, santé, sécurité, éducation, justice), ce processus de « déracinement » va modifier en profondeur les règles généralement acceptées du « vivre ensemble » et les liens communautaires, particulièrement nécessaires, dans les périodes de stress, de détresse et de conflits. Dans ce monde de plus en plus dépourvu de structure et de sens partagé ou les politiciens et les élites au service d’un système mortifère[4] perdent chaque jour en légitimité et en crédibilité, des leaders autoritaires, populistes, incarnation du conservatisme social dans un monde qui change trop rapidement, profitent de notre désarroi, désignent les ennemis, promettent un retour à l’ordre, de s’occuper de nous et de nous redonner le contrôle de nos vies en ralliant leur grande famille…

Seuls, nous ne sommes rien

Pour toutes les espèces, l’évolution consiste à affiner ses stratégies de survie. Notre espèce ne fait pas exception. Mal classé sur l’échelle des prédateurs nous avons développé pour survivre une stratégie qui consiste à s’inscrire dans une dynamique de groupe permettant ainsi de dominer les autres prédateurs. Clan, tribu, cité, groupes de hooligans[5], sectaires ou identitaires, gangs de rue, partis politiques, nation ou à défaut à un QAnon….

Ensemble, nous pouvions chasser le mammouth et augmenter nos chances de survivre (manger, se reproduire, acquérir un statut social et du pouvoir permettant de bénéficier d’un accès privilégié à la nourriture et aux femelles, gagner quelques années supplémentaires de vie…). Depuis trois millions d’années, notre cerveau a triplé de taille, une grande partie servant à développer nos capacités de survie.

Pour améliorer nos chances de survie, notre cerveau a développé sa capacité à prédire (construire des scénarios où les récompenses et dangers sont connus) afin de réduire l’incertitude et d’exercer un certain contrôle sur l’environnement. L’incertitude, source de chaos, réduit nos chances de survie et génère du stress, de l’anxiété, de la frustration et… de la colère. Pour satisfaire ce besoin viscéral de certitude, notre cerveau a créé le sens qui permet de partager des buts, des actions et surtout d’agir plus efficacement. À l’époque des chasseurs-cueilleurs, pour interpréter le monde et lui conférer un ordre nous avons créé les rituels et les religions animistes[6] (amorales).

Plus récemment avec la sédentarisation (environ 12 000 ans), la complexification[7] et l’augmentation de la taille des sociétés humaines (6000 ans) où « l’autre », ce voisin aux intentions inconnues comportait un risque potentiel, nous avons dû créer de nouveaux mécanismes de prévision. Les religions morales[8] où l’on attribuait d’un individu à l’autre une sensibilité, un affect et des désirs similaires… créant ainsi du lien, de la confiance permettant de prévoir leurs actions en les codifiant et en les réglementant.

Or, les années à venir, contrairement aux dernières décennies ou bonheur, espoir, prévisibilité, confort et progrès étaient jumelés au PIB, seront marquées par l’incertitude, une de perte de sens et l’affaiblissement des liens communautaires. Notre recherche de systèmes de représentation, de signification, d’ordre, de prévisibilité et de cohérence amènera « l’individu moderne à se tourner par compensation, vers des solutions caricaturales et expéditives donnant l’illusion d’un ordre clair »

Sachant cela…

Nous y préparons-nous, tentons-nous au moins d’y réfléchir ensemble[9] ou au contraire, à l’exemple de la pandémie où nous avons fait l’autruche malgré les avertissements répétés, utiliserons-nous encore ce puissant mécanisme d’autojustification qui permet d’inventer des discours pour éviter de sortir de notre zone de confort ? Le déni qui élimine l’incertitude, le désordre et permet de mettre en phase nos pensées avec nos actes et de poursuivre le « business as usual ». Aujourd’hui, sortir du déni de réalité, construire du sens nouveau correspondant aux défis de notre époque (autre que consommer, faire rouler la machine et avoir plus d’argent) afin de recréer du lien social pour affronter cette crise existentielle (extrêmes climatiques, 6e extinction, crises énergétiques, épuisement des ressources, asphyxie des océans, famines, luttes pour l’eau, etc.) constitue LE DÉFI IMMÉDIAT.

 Il n’y a plus de temps pour « transitionner ». Ce temps précieux a été dilapidé joyeusement au profit de quelques-uns et il n’y a plus de place pour l’angélisme envers nos dirigeants. Les défis pour assurer notre survie à court et moyen terme ne sont plus ceux d’hier. Le tigre à dents de sabre, ce prédateur bien en chair que nous avons exterminé, est revenu sous de nouvelles formes plus pernicieuses. Au moment où le spectre de grandes catastrophes se précise[10] et que la pauvreté et les inégalités augmentent, on doit craindre que les replis communautaires, déjà manifestes, se multiplient au détriment du bien commun et de notre propre sécurité.

Notre petit Paradis s’effrite. La pandémie donne de nombreuses indications de ce à quoi ressemblera un monde sous contraintes[11], en décroissance, précaire et imprévisible[12]. L’incertitude, qu’elle concerne le quotidien ou l’avenir de la planète amène à des comportements de fuites et compensatoires. Les problèmes de santé mentale, d’écoanxiété et l’angoisse du futur sont en progression offrant un terreau fertile aux marchands d’illusions technologiques, aux groupes radicalisés, complotistes et autres mystificateurs offrant des « micocertitudes » pour calmer nos neurones. Si aujourd’hui ce sont les « Convois de la libârté », qui se manifestent de quoi sera fait demain ? Nos vies seront-elles réglementées, dans un contexte de crise démocratique, au bénéfice de libertariens et autres extrémistes qui instrumentalisent nos aspirations, nos luttes et nos doutes ou assisterons-nous à des mouvements en faveur d’une réorganisation de la société qui reposerait sur l’égalité, le respect de l’environnement, le partage des richesses et une logique d’émancipation sociale qui n’attend peu ou carrément plus rien du gouvernement et des interventions de l’État ?

L’anomie n’est pas qu’une théorie sociologique. Ses manifestations de la fracture sociale, ici et ailleurs, augmentent chaque jour. Il est illusoire de penser que nous pouvons nous limiter à continuer de revendiquer, comme par le passé, un monde meilleur pour les démunis de ce monde, un peu plus de ceci et de cela en services publics ou encore que cela doive « Être bon pour la planète » et de trottiner tranquillement vers une « transition juste et verte ». Les trente glorieuses sont bel et bien derrière nous… sous la tente à oxygène gonflée à la dette, l’économie de l’abondance se meurt et l’État-providence avec. Il est urgent de revoir nos stratégies.  

On a mutilé le sens

Au cours des dernières décennies en particulier, les publicitaires et autres « fabricants de consentement »,[13] au service du système productiviste-consumériste, ont travaillé fort pour discréditer le sens du commun en tentant de nous faire prendre nos fantasmes de bonheur, d’opulence, de sexe, de fuite du quotidien pour la réalité. En effet, à défaut d’être, on se rabat sur l’avoir et l’argent, ce palliatif universel, symbole de succès, de positionnement, de pouvoir, d’acceptabilité sociale et… de bonheur. Et ce, alors même que la qualité de nos relations sociales, les écarts entre riches et pauvres, la vie spirituelle et la santé de notre environnement ne cessent de se dégrader vitesse grand V. La croissance exponentielle de l’industrie du numérique, des médias sociaux et l’utilisation du « big data » augmentent la capacité de manipulation, la création de faits alternatifs et de réalité virtuelle. Ils mutilent notre sentiment d’appartenance et de dépendance avec la nature nous rendant de plus en plus inaptes à affronter des défis d’une ampleur inédite.

Pendant des centaines de milliers d’années, nous avons vécu et survécu en tant qu’espèce en donnant du sens, de la cohérence au monde qui nous entoure qu’il soit religieux, philosophique, idéologique, voir politique rendant ainsi possible la coopération et la solidarité nécessaire à notre survie. Aujourd’hui, dans un environnement mondialisé alors que les Dieux de la concurrence, de la compétition et du profit font tout pour nous diviser et détourner notre attention, ne devrions-nous pas comme à l’époque de la naissance des grandes cités il y a cinq mille ans créer de nouvelles règles morales ? Des règles qui tout en conservant celles qui nous ont bien servi, intègrent de nouvelles normes qui tiennent compte des connaissances acquises depuis et des défis collectifs que nous devons relever aujourd’hui même ?

Donner du sens pour faire société

Si cela a pris trois millions d’années à notre cerveau pour se développer tel que nous le découvrons aujourd’hui, l’histoire récente (10 000 ans) nous démontre également que nous pouvons développer, face à des situations inédites, de nouveaux mécanismes de survie favorisant la « coopération et la solidarité » dans un environnement complexe.

Face à un risque de rupture existentielle bien réel, faire cavalier seul n’a aucun sens. Un élément majeur auquel on doit s’attaquer, cœur et ciment de l’idéologie dominante et fondement des crises actuelles et à venir, est le MENSONGE qu’il peut y avoir une CROISSANCE INFINIE DANS UN MONDE FINI. On ne négocie pas avec la nature et la géologie comme le dit Yves Cochet. Il faut en faire un enjeu, non seulement collectif, mais personnel, et dénoncer ce verrou idéologique inconscient pourrait être le point de ralliement d’un discours alternatif partagé, inclusif des enjeux spécifiques. Cela pourrait être le départ d’une morale environnementale commune qui relègue au second plan les considérations de race, de nationalité ou d’origine sociale.

 

Des milliers d’expériences isolées à l’échelle du monde témoignent de l’émergence de cette morale environnementale basée sur le besoin de reconnexion avec la terre nourricière, les limites planétaires, la sobriété et l’importance du lien communautaire. On parle beaucoup d’atténuer les conséquences, mais si on se centrait sur la source du problème pour structurer et concerter le message. Encourager et valoriser de nouveaux codes sociaux, de nouveaux comportements et de nouveaux rituels ? Si on apprenait des « communicateurs professionnels » qui savent si bien parler à nos neurones ?

Et si nous, nous apprenions également à parler à nos neurones pour leur proposer autre chose que du vent ? Une proposition ou le sens social (solidarité, compassion et bienveillance) bonifié des valeurs écologiques universelles s’appuyant sur la science et de la promesse que les sacrifices à consentir ne le seront pas uniquement au bénéfice de quelques-uns ? Cette « morale » permettrait de réduire l’incertitude, les désordres anticipés et… nos angoisses existentielles et de s’attaquer ensemble aux défis. Une proposition où il est permit de devenir acteur, de retrouver de la dignité, du bonheur, de la fierté et un sentiment de cohérence avec nos valeurs et convictions.

Un sens à l’existence quoi !

 

 

[1] Où est le sens ?, Sébastien Bohler, POCKET, p. 208

[2] Le bug humain, Sébastien Bohler

[3] Pourquoi destruction de l’environnement et pandémie sont liées : Quels sont les liens entre écologie et propagation des épidémies ? (ladn.eu)

[4] Il est révélateur de constater que dans la CONVENTION-CADRE DES NATIONS UNIES SUR LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES de 1992 qui régit le fonctionnement des COP, il est interdit de remettre en question la source des problèmes actuels. Le système productiviste-consumériste. Pas surprenant qu’après 26 COP, il n’y ait aucun résultat.

À l’article 3, alinéa 5 il est écrit : Il appartient aux Parties de travailler de concert à un système économique international qui soit porteur et ouvert et qui mène à une croissance économique et à un développement durables de toutes les Parties, en particulier des pays en développement Parties, pour leur permettre de mieux s’attaquer aux problèmes posés par les changements climatiques. Il convient d’éviter que les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques, y compris les mesures unilatérales, constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce international, ou des entraves déguisées à ce commerce.

[5] Hooligan : Définition simple et facile du dictionnaire (linternaute.fr)

[6] Animisme — Wikipédia (wikipedia.org)

[7] Sous perfusion, le père Noël se meurt | Nous.blogue (nousblogue.ca)

[8] C’est également vers cette époque au moment où l’on prend conscience que l’autre sent, pense et souffre comme nous que les notions de compassion et de bienveillance deviennent des fondements moraux des grandes religions.

[9] Dans ce contexte, peut-on penser que des organismes comme Communagir, ses partenaires et collaborateurs ont un rôle à jouer ?

[10] Canicule, sécheresse, faible enneigement… le changement climatique à l’œuvre cet hiver (novethic.fr)

[11] Pensons aux effets qu’auront les ruptures d’approvisionnement (alimentaires, essence, médicaments, biens de première nécessité, etc.) sur nos comportements individuels et collectifs. Vous connaissez l’expression que « Ce qui sépare la civilisation du chaos, c’est 9 repas… »

[12] L’effondrement économique du Liban illustre parfaitement l’impact de la perte du pouvoir d’achat : L’effondrement économique au Liban fait redécouvrir des métiers disparus (issues.fr)

[13] Edward Bernays la fabrique du consentement (lhed.fr)

 

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8 réponses

  1. Certes, mais pas avec la même finalité si j’ose dire. Pour Maffesoli (1988), la société s’atomise au profit des petits groupes. On reviendrait, selon son point de vue, vers des structures sociales plus petites comme « dans le temps » (les tribus, clans ou autres). Lorsqu’il a sorti son essai, disons qu’il avait fait assez de bruit dans la communauté (terme qu’il villipilende d’ailleurs) sociologique. Il remettait en question, ou devrais-je dire, donnait une nouvelle perspective à certaines des idées de Durkheim. Je ne dis pas que Maffesoli à tout vrai, mais je trouve quand même qu’avec des faits concrets comme les convois de la liberté, il a y a peut-être là un fond de vérité 😉

    Maffesoli, M. (1988). Le temps des tribus: le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Méridiens Klincksieck.

  2. Il me semble bien que ce dont je parle, c’est bien la baisse de l’individualisme puisque pour faire société, il faut partager une vision du monde, des valeurs et des règles du «vivre ensemble» que définit la morale.

  3. Intéressant point de vue. Sur cette thématique j’aime bien toutefois le point de vue de Maffesoli qui parle au contraire d’une baisse de l’individualisme au profit…des tribus ;). À méditer 🙂

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