Comme il est paisible! C’est un peuple tranquille. Même quand il fait la révolution, elle est à son image : tranquille. On le dépouille désormais, un à un des fruits de cette révolution. Mais il ne proteste guère. Il laisse faire. Il ne veut pas d’histoire. Alors d’autres écrivent son histoire à sa place. Il ne se plaint pas. Il parle peu. À quoi bon! De toute manière, on ne le comprend pas toujours – de moins en moins. C’est qu’il s’entête à parler une langue étrange sur ce continent.
Une langue? Quelle langue?
Quelle idée de parler cette langue dérisoire!
Ce n’est pas un hasard si les immigrants qu‘il accueille sur son territoire résistent, lui dit-on, à l’apprentissage de sa langue, qui est celle de la majorité. Le gouvernement du Québec, composé de gestionnaires réalistes, a d’ailleurs mis la pédale douce sur les mesures de francisation. La chambre de commerce du Montréal métropolitain communique sans honte sa volonté de recruter davantage d’immigrants parlant l’anglais. Tout cela se produit dans un contexte général de déclin du français.
Quelques esprits torturés lui rappellent que la langue est un organe vital pour les individus comme pour les collectivités. Ils ouvrent devant lui de lourds dictionnaires étymologiques : la langue, du latin lingua, est à la fois une partie du corps et un moyen de communication. D’autres, égarés sans doute dans des sciences « molles », mentionnent que sa fonction dépasse largement son utilité dans la vie quotidienne, que l’identité se forge dans des interrelations qui se vivent largement via une langue. Nous nous identifions, plaident-ils en substance, individus et peuples, en bonne partie par une langue. Ne dit-on pas de quelqu’un qu’il est une langue bien pendue ou une mauvaise langue – comme ont dit les Anglais, les Français, les Italiens.
Quelques-uns insistent même lourdement : l’humanité elle-même s’apprend, pour une large part, en apprenant à parler. Nous sommes issus d’une langue tout aussi certainement que d’un territoire. La langue nous a forgés et, en quelque sorte, nous sommes une langue.
Et après? Nous serons une autre langue. Autre chose.
La culture
Nous sommes parmi ceux qui insistent.
L’être humain est ce qu’il est, bon ou mauvais – généralement les deux – par ce qu’il a appris des hommes et des femmes qui, avant lui, se sont transmis au fil des générations des savoirs, souvent essentiels à la survie, par le moyen de mots, dans une langue.
Rien de nouveau. Le peuple le sait : tout son savoir, toute sa philosophie, son histoire, sa manière d’être, sa créativité – en somme sa culture – se retrouvent dans les mots. Ces mots sont aussi devenus des gestes, des institutions, bref toute une culture qui s’est épanouie et qui a fait des gens qui ressemblent à tous les autres et qui diffèrent. Il a un devoir de mémoire à l’égard de ces gens.
Pour vivre, voire pour survivre, il en est bien conscient – ou alors il l’était jusqu’à tout récemment – nous dépendons, outre de notre coffre d’outils, de notre garde-manger et de quelques babioles, presque tout entier de ce que nous ont communiqué d’autres êtres humains largement au moyen de cette langue, savoirs et habiletés qui nous font ce que nous sommes, nous transforment, que nous lègueront peut-être à la génération suivante.
Bien sûr. Il est d’accord, ce peuple. En principe. Sa devise était d’ailleurs : Je me souviens. Mais il y a si longtemps.
Et puis, il faut bien prendre en considération d’autres arguments : il vaut mieux savoir parler plus d’une langue, connaître plusieurs cultures. Comment le nier? Évidemment, la culture ne saurait être un absolu. La culture est vivante, la langue aussi d’ailleurs : c’est même un tel bouillonnement, un tel chassé-croisé de courants de toutes origines qu’on n’en finirait pas de faire l’inventaire de ses contenants et de ses contenus…
Mais, si elle ne doit pas être un absolu, la culture ne doit pas non plus être relativisée au point de devenir un objet bénin. Dans le contexte nord-américain, ce serait céder toute la place à une monoculture anglo-américaine, de céder au profit d’une espèce envahissante.
Et nous tenons, plus que dans notre poids de chair et d’os, presque tout entier dans la culture, bagage à la fois collectif et privé.
La langue et la culture sont les premiers biens publics avec le territoire.
Ce peuple paisible ne le conteste pas. En fait, il ressent simplement une grande fatigue d’être.
La fin?
Or, c’est une menace immédiate qui plane désormais sur la survie de la langue française dans ce coin d’Amérique et qui annonce la fin programmée de la culture minoritaire d’un peuple.
Ce peuple tranquille, que fera-t-il? Rien peut-être. Il dort. Il repose en paix. On ne voit nulle part surgir les intenses réactions qui auraient pu permettre de lutter pour sa préservation.
Un peuple meurt lentement et discrètement, en essayant de ne pas trop se plaindre, presque en s’excusant de tant de dérangements.
Aveuglement volontaire? Lassitude? Démission? Ce peuple est-il entré dans une ère d’abandon tranquille?
Une réponse
Argument superbement mené!