« Et moi j’en tire une première conclusion : c’est qu’il faut mettre à la poubelle le mot transition. »

Delphine Batho (PressMob, 27 janvier 2022)

 

La rupture climatique est clairement annoncée, mais aussi nous apprenons la rupture des États avec la réalité lors de la COP 26 : on refuse de rompre avec la consommation des énergies qui la provoquent. La rupture aussi entre l’économie réelle, celle qui répond des besoins humains, et la finance qui repose sur la spéculation. La rupture encore qu’entraîne le choix des États de se mettre au service de cette croissance artificielle plutôt que du lien social avec le résultat que l’écart entre les ressources du 1 % le plus riche et celles du reste de l’humanité atteint un niveau scandaleux. Les États choisissent la rupture avec le projet d’un bien-vivre collectif plutôt que de rompre avec des modes de vie collectivement suicidaires.

Dans un tel contexte, est-il encore possible alors de parler de transition ? Ne sommes-nous pas au moment où s’impose une rupture avec toute la radicalité que cela exige ?

Les États ne se donnent pas les moyens pour répondre aux besoins pour la vie dans leur gestion des ressources : l’écart est devenu abyssal entre les appauvris et ceux qui les exploitent. Les règles de l’économie de marché axée sur la croissance reposent non seulement sur la prédation des ressources de la terre, mais aussi sur l’accumulation par une infime minorité aux dépens de la majorité, que celle-ci se situe à l’intérieur de chaque société ou entre les pays. La pandémie a pourtant mis en évidence l’urgence d’une solidarité universelle devant un virus libéré par l’activité humaine, mais les États riches monopolisent les vaccins alors que les variants nous viennent des pays où la population n’est pas vaccinée. Les pharmaceutiques ont fait des profits pharaoniques avec la vente des vaccins dont l’élaboration a été subventionnée avec des fonds publics, mais refusent de partager leurs brevets avec les pays capables de les produire pour les populations appauvries. Bref, il y a une vraie rupture avec le bien commun du fait de la gestion capitaliste des ressources.

S’il faut ajouter un autre motif à la nécessité d’un virage vers la solidarité, on peut évoquer la crainte de la violence que risquent de susciter les migrations massives de populations du Sud refoulées aux frontières des pays riches, tout comme les risques de guerre autour de l’eau douce menacée par la surexploitation et la contamination des sources. L’assaut du Capitole (6 janvier 2021) tout comme le défilé devant le parlement à Ottawa (29 janvier 2022) contre les mesures de confinement ajoutent au malaise : la démocratie est menacée dans les pays qui s’en sont fait un étendard. L’ennemi est aussi à l’intérieur.

Sans un virage abrupt, sans une rupture, le retour du balancier s’annonce pénible pour les gens confortables. Avons-nous encore le temps d’une transition ? Je suis personnellement inquiet pour l’avenir proche.

Mais je porte aussi un espoir qui repose sur la solidarité dont nous sommes capables au niveau de l’action citoyenne. Je me reconnais dans c/es propos de Vincent de Gaulejac[1] : « Comment lutter sans se mettre en danger psychiquement et institutionnellement ? […] Ne plus attendre que le changement vienne des politiques, mais des citoyens eux-mêmes . » Pour que cela ne soit pas une façon de nous consoler, il faut en faire un principe d’action. L’action communautaire et l’économie sociale et solidaire représentent un héritage historique au Québec. Il me semble important de revisiter notre histoire pour identifier les acquis sur lesquels nous pouvons miser et de rechercher les convergences pour les réactiver.

J’ai trouvé particulièrement stimulante la lecture des entretiens de Marie J. Bouchard avec Benoît Lévesque[2]. En plus d’une biographie inspirante, l’ouvrage offre un portrait très documenté du modèle québécois en trois époques, mais aussi des clés de lecture qu’il est possible d’utiliser pour décoder les défis actuels. Les publications sur la Révolution tranquille au Québec se multiplient[3] et j’y vois un signe de la recherche d’un passé sur lequel appuyer la recherche de ce que nous devons construire.

Dans la recherche de convergences, il faut vraiment placer des espoirs dans le projet d’États généraux du développement des communautés (https://nousblogue.ca/cardin_etats-generaux-developpement-communautes-participerez-vous/). Il y a longtemps qu’un tel effort pour élargir les concertations n’a pas été tenté pour fournir une occasion de faire converger les forces de la société civile. Ce sont pourtant des événements de ce type qui ont permis des avancées. Entre autres occasions de créer des convergences, je pense au colloque de Victoriaville Fais-moi signe de changement (1986) dont le regretté Bill Ninacs a été l’un des artisans, au Forum pour l’emploi (1987), à la commission populaire itinérante de Solidarité populaire Québec (1988), à la Marche du Pain et des Roses (1995), et la Coalition pour un Québec sans pauvreté (1998), etc. Est-ce que les États généraux offriront semblable élan ? Il faut miser sur l’événement pour relier et aider à converger un grand nombre de démarches locales et régionales qui sont attelées à la tâche de bâtir des territoires d’avenir.

[1]     De Gaulejac, V. (2017). Sortir de l’idéologie managériale et construite une économie solidaire, dans Laville, J. — L. et al. (dir.). Mouvements sociaux et économie solidaire, Paris : Desclée de Brouwer, p.302

[2]     Bouchard, M. J. (2021). L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois. Entretiens avec Benoît Lévesque, Québec : Presses de l’Université du Québec.

[3]     Pâquet, M. et S. Savard (2021). Brève histoire de la révolution tranquille, Boréal ; Paquin S. et H. Rioux (dir.) (2022). La Révolution tranquille 60 ans après. Rétrospective et avenir, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.

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3 réponses

  1. Il y a 50 ans, en Action Catholique, j’étais de ceux qui disaient:  » Plus ça va, plus les riches s’enrichissent et plus les pauvres s’appauvrissent ». Et cela n’a pas changé, au temps des ROIS, on a coupé des têtes pour mettre fin aux ultra-privilèges. Les riches d’aujourd’hui se cachent derrière des « compagnies » anonymes. On ne peut couper des têtes. Et ces têtes riches savent se placer pour faire adopter les lois qui leur sont favorables, les exemptions qui leur profitent, les laisser faire qui les favorisent comme les paradis fiscaux. Le système ne peut changer sans une crise économique et une participation citoyenne extrêmement large. Je prends l’exemple du pétrole: le CANADA est un producteur important, sans pétrole, le pays verrait sa monnaie baisser probablement jusqu’à 50 cents… Alors on laisse aller, le système financier « va bien » quand il y a une croissance continuelle de 2-3% par année. Zéro pour cent et c’est la catastrophe…. pour les riches !

  2. Il n’est plus possible de dilapider le temps, effectivement. Il faut l’occuper à concrétiser la rupture avec l’économie de croissance, mais aussi à construire une économie du bien-vivre ensemble.

  3. Excellent article. En effet, le temps est plus que venu de rayer de notre vocabulaire le mot transition car il entretient l’illusion que nous avons encore du temps devant nous. Ce temps, nous le dilapidons depuis 50 ans.

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