La CAQ et le territoire. La révolution attendue aura-t-elle lieu?

Le déséquilibre territorial s’accentue

La CAQ flirte avec les territoires intermédiaires et périphériques en période électorale, mais ses amours vont pour les agglomérations métropolitaines de Montréal et de Québec (aucun député caquiste de la Gaspésie, du Bas-St-Laurent et de l’Abitibi-Témiscamingue nommé au Conseil des ministres, alors que les régions de Montréal et de Québec en obtiennent une dizaine). Or, ces amours la contraignent à des engagements et des dépenses à coup de dizaines de milliards de dollars du fait des ambitions illimitées des belles, et des dysfonctionnements à corriger qui ne cessent de s’amplifier (lignes de métro, autoroutes, REM, étalement urbain…, congestion routière, pollutions diverses, violence, criminalité… à Montréal; autoroutes, tramway, troisième lien, étalement urbain… à Québec). Pendant ce temps les régions sont délaissées et l’écart économique et démographique se creuse entre elles et les deux grands centres.

Montréal et Québec regroupent 61% de la population de la province, et 67% de la valeur des biens et services produits (PIB) y est concentré. Ce déséquilibre de l’occupation et de la dynamique économique des territoires est attribuable en grande partie au Rapport Higgins-Martin-Raynaud de 1970 qui recommandait de faire de Montréal la locomotive économique du Québec et que par effet d’entraînement les régions allaient se développer. Les politiques et stratégies gouvernementales s’en sont largement inspirées.

Malgré qu’on ait reconnu l’échec de ce modèle (il draine les ressources naturelles et humaines des régions, mais irrigue peu et de façon inégale celles-ci), il a continué d’orienter les décisions de nos gouvernements, ceux de Charest et de Couillard notamment. Le premier mandat de la CAQ a aussi souscrit à cette doctrine bien que certaines décisions prises contiennent un potentiel de changement en faveur des territoires non métropolitains, tout en maintenant le rôle de moteur économique de Montréal et de Québec. Un potentiel qui reste à concrétiser.

 

Passer d’un Québec concentré à un Québec déployé

Doté d’un réseau de plus de 100 villes régionales et de centralité et de quelque 1 000 municipalités rurales sur l’ensemble de son territoire non métropolitain, le Québec n’a nul besoin d’édifier des villes nouvelles pour promouvoir et faciliter la déconcentration des grandes villes. Le modèle multipolaire a un socle historique qui n’attend que l’impulsion d’une politique nationale vigoureuse pour devenir la trame structurante du développement de l’ensemble des régions du Québec, appuyée par des programmes qui permettraient d’accroître leur attractivité et leur capacité concurrentielle, tout en accompagnant les entreprises dans leurs projets d’implantation ou d’expansion.

À terme, cette orientation multipolaire donnée à la planification territoriale entraînerait un rapprochement entre lieux de vie et lieux de production, permettant aux gens de travailler là où ils souhaitent vivre. Ainsi, un effet non négligeable de cette option serait de réduire les longs déplacements entre les lieux de résidence et les lieux de travail.

 

Une politique, trois lois et deux stratégies pour faire la révolution des territoires

  1. Le 6 juin dernier, le gouvernement Legault adoptait la Politique nationale d’architecture et d’aménagement du territoire. Il s’agit d’un cahier d’intentions certes louables mais qui devra trouver son ampleur, sa puissance, sa rigueur et ses ressources financières et techniques dans le Plan de mise en œuvre promis pour cet hiver et envers lequel les attentes sont grandes. Freiner l’étalement urbain est un des grands enjeux de cette politique. L’Institut de la statistique du Québec prévoit que la région administrative de Montréal et les MRC adjacentes pourraient accueillir 82% de la croissance démographique du Québec attendue entre 2016 et 2041, soit 926 000 des 1,1 million de personnes. Si rien de déterminant n’est accompli en matière d’aménagement et de développement territorial, ces prévisions risquent fort de se réaliser et de se traduire par une amplification de l’étalement urbain et de ses effets.
  2. La Politique nationale d’architecture et d’aménagement du territoire sera suivi, normalement, d’une refonte de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme adoptée en 1979 qui n’a fait l’objet que de modifications mineures depuis.
  3. En novembre 2019, des travaux ont été amorcés au ministère de l’Économie et de l’Innovation pour élaborer une Stratégie de développement économique local et régional. L’objectif était « d’assurer un soutien de qualité, cohérent et efficient au développement local et régional partout sur le territoire. » Suite à la démission de la ministre déléguée responsable de ce dossier, Marie-Ève Proulx, le projet a été abandonné. Aujourd’hui responsable du développement économique régional, le superministre de l’économie, Pierre Fitzgibbon, doit impérativement reprendre ce projet de stratégie pour accompagner le développement des régions.
  4. La Stratégie gouvernementale pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires, 2018-2022 (ministère des Affaires municipales). Selon les documents officiels, par cette stratégie les priorités des régions alimentent l’action gouvernementale assurant des interventions mieux adaptées aux besoins et aux réalités spécifiques de chacune.
  5. La Loi pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires (ministère des Affaires municipales). Avec cette Loi, le gouvernement assure la pérennité de la Stratégie gouvernementale pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires. De plus, la Loi vise à soutenir l’application de la Stratégie en adaptant le cadre de gestion des ministères et organismes gouvernementaux concernés, et en conviant les élus municipaux à agir en faveur de l’occupation et de la vitalité des territoires, ce qui en fait une « loi-cadre ». Cette loi, comme la stratégie du même nom, arrive à terme à la fin de 2022. Toutes deux devront être renouvelées dans une volonté réaffirmée de promouvoir l’occupation et la vitalité de tous les territoires du Québec.
  6. La Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles. L’excellent film documentaire Québec, terre d’asphalte a donné lieu tout récemment à une publication portant le même titre chez MultiMondes. Ces deux documents décrivent éloquemment les nombreuses lacunes de cette loi (accaparement des terres agricoles, spéculation foncière, poursuite de l’étalement urbain, etc.) qui commandent à leur tour des ajustements majeurs. Voir aussi:

https://institutjeangaron.ca/2019/11/01/bientot-41-ans-de-zonage-agricole-regard-critique-pour-des-ajustements/

 

Le Quatuor territorial

La ministre des transports et de la mobilité durable, Geneviève Guilbault, devra se joindre aux ministres Laforest, Fitzgibbon et Lamontagne pour constituer le Quatuor territorial. Une de ses priorités sera de larguer l’option tunnel-autoroutier du troisièmement lien entre Québec et Lévis pour y substituer un projet faisant consensus scientifique dans la lutte contre les changements climatiques, l’étalement urbain et la destruction des terres agricoles (si l’étude de faisabilité devait confirmer le besoin d’un troisième lien).

Une nouvelle mouture du troisième lien pourrait reposer sur l’exploitation d’un train de banlieue interconnecté au tramway et aux réseaux de transport collectif sur les deux rives. L’acquisition du pont de Québec par le gouvernement fédéral facilitera la mise à niveau du pont et ses conditions d’utilisation, des programmes d’aide aux projets de transport collectif étant disponibles. L’ajout d’une deuxième navette à la traverse Québec-Levis pourrait aussi être envisagée. Alors que celle existante serait réservée en exclusivité aux piétons et cyclistes, la seconde serait accessible aux voitures et aux camions. Voir : https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2022-03-08/et-si-le-troisieme-lien-quebec-levis-etait-un-train-de-banlieue.php

 

Décentralisation, fiscalité locale

Deux autres éléments s’avèrent nécessaires pour assurer le succès de cette révolution des territoires : entreprendre une nouvelle phase de décentralisation pour procurer plus d’autonomie administrative et financière aux collectivités territoriales (agglomérations, municipalités, MRC et régions), et réformer le régime de la fiscalité locale pour diversifier les sources de revenus des municipalités et accroître ceux-ci. Alors qu’elles ont d’importantes responsabilités en matière d’adaptation et de lutte contre les changements climatiques, les municipalités font des demandes pressantes auprès du gouvernement pour assurer les fonds nécessaires estimés à 2 milliards de dollars.

 

Harmonisation et cohérence

Enfin, la révolution des territoires attendue nécessitera la complémentarité, l’harmonisation et la cohérence de ces six lois et stratégies, mesures de décentralisation et financement des collectivités territoriales. Ce qui, forcément, rompt avec la culture en silo des interventions gouvernementales. Un défi qu’il ne faut pas sous-estimer.

 

Les choix du superministre de l’économie, Pierre Fitzgibbon

Lors de la composition de son nouveau conseil des ministres, François Legault a élevé le député Pierre Fitzgibbon, antérieurement ministre de l’Économie et de l’Innovation, au rang de superministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie. Parmi ses multiples fonctions, il est désormais responsable du développement économique régional et responsable de la Métropole et de la région de Montréal.

 

Théoriquement, il y a une logique à réunir dans un même ministère le développement économique régional et le développement économique de la Métropole et de la région de Montréal. Il faut comprendre toutefois que cette position obligera le ministre à des arbitrages cruciaux, tiraillé qu’il sera entre les ambitions d’une croissance illimitée de la région de Montréal et la vision d’un Québec fort de chacune de ses régions.

 

Un point tournant

L’occupation et le développement des territoires sont à un point tournant. La multiplication des activités économiques immatérielles, la révolution numérique, l’essor (irréversible) du télétravail, le nomadisme digital, les dysfonctionnements des grandes villes, l’exode urbain, la transition écologique, l’attractivité reconquise des villes et villages en région, la quête d’une meilleure qualité de vie… sont autant de facteurs de transformation du modèle concentré qui prévaut depuis les années 1950.

Ce contexte, qui compose une nouvelle étape de la société postindustrielle, requiert un regard et des stratégies renouvelés de planification territoriale. Les prochaines décennies seront celles du passage d’un Québec concentré à un Québec distribué, prenant pour assise non seulement les villes centrales, mais les pôles secondaires et tertiaires et les villages en région.

Pour le ministre Fitzgibbon, il y a obligation de bien comprendre cette évolution et de l’intégrer dans sa vision du développement territorial global. Ce qui suppose de se débarrasser des vieilles doctrines d’économie spatiale préconisant la concentration sur quelques lieux, pour adopter le modèle multipolaire fondé sur la consolidation, l’attractivité et la compétitivité des cités régionales, des municipalités de centralité et aussi des villages à travers l’ensemble des régions, avec la préoccupation permanente du développement durable. Une telle approche de développement aura le mérite de rééquilibrer l’occupation et le dynamisme des territoires, de dissiper sinon d’atténuer les disparités économiques régionales en rapprochant les emplois des lieux où les gens veulent vivre, et d’offrir une diversité et une qualité de services publics quel que soit le territoire habité. C’est aussi cela le projet de société des prochaines décennies.

 

Le Québec de demain se construit aujourd’hui avec ses agglomérations métropolitaines, ses villes petites et moyennes et villages et la diversité de ses régions.

 L’accomplissement de la révolution des territoires constituera un legs important du deuxième mandat de la CAQ.

 

P.S. 1 : Il n’est pas inutile de se rappeler les grandes réalisations du gouvernement du Parti québécois en matière d’aménagement du territoire et de décentralisation. Des réalisations qui ont été déterminantes pour l’avenir du Québec, portées par un premier ministre, René Lévesque, et des ministres qui ne manquaient ni de vision, ni de détermination : Jacques Léonard (aménagement du territoire), Jean Garon (agriculture et protection du territoire agricole), Guy Tardif (affaires municipales et décentralisation), notamment. La CAQ n’a pas moins à faire en matière d’aménagement, de décentralisation et de développement territorial. S’ajoute l’urgence climatique et environnementale. Quel legs pour l’avenir ?

P.S. 2 : Pour un approfondissement de ces réflexions et davantage, voir mon essai publié récemment : Rebâtir les régions du Québec. Un plaidoyer, un projet politique. Éditions MultiMondes, Montréal, 2022, 306 pages.

 

Bernard Vachon, Ph.D.

Professeur retraité, département de géographie de l’UQAM

Spécialiste en aménagement et développement territorial

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7 réponses

  1. Merci Gilles.
    Je voudrais me tromper, mais malgré les doléances nombreuses et variées concernant la situation économique et sociale et l’état souvent déplorable des services publics dans les collectivités locales et régionales au-delà des grands centres, je perçois peu de leadership structuré et concerté émanant des territoires pour revendiquer une plus grande attention de l’État à leur égard.
    Certes, les grandes unions municipales (UMQ et FQM) sont des lobbys importants et des porte-paroles des collectivités territoriales qui défendent plusieurs dossiers sectoriels et obtiennent certains gains. Mais la problématique globale de la forte concentration de la croissance sur Montréal et Québec principalement, dont découle la marginalisation de plusieurs territoires, ne devrait-elle pas constituer une préoccupation majeure des politiques, lois et stratégies territoriales du gouvernement Legault, et définir des axes fondamentaux d’intervention des pouvoirs publics?
    Le enjeux sont grands, mais le contexte économique, social, technologique et environnemental actuel n’est-il pas propice à la prise de décisions déterminantes en vue d’un rééquilibrage spatial de la dynamique de développement du Québec, faisant appel au potentiel de chacune des régions ? J’en conviens, il faudra de l’audace et du courage.

  2. Merci Bernard. Est-ce que notre nouveau « super-ministre » saura entendre ton appel ? Je l’espère. Les enjeux soulevés par l’adoption ou la mise à jour des lois, stratégies ou plan de mise en oeuvre donnent en effet l’impression d’un momentum à ne pas rater. Les leaders et partenaires du développement régional devront talonner ce « nouveau » gouvernement pour que les décisions soient à hauteur des enjeux.

    Je vais décidément lire ta « brique » sur le Québec déployé, tu m’as donné le goût !

  3. Une erreur s’est glissée dans le premier paragraphe. Une élue de la CAQ dans Rimouski, madame Maïté Blanchette Vézina a été nommée ministre des Ressources naturelles et de la Forêt, et responsable du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie/Îles-de-la-Madeleine.

  4. Merci Laval.
    Nous sommes un certain nombre, dont tu fais partie, à construire et à promouvoir un plaidoyer en faveur des régions pour un Québec plus prospère, plus inclusif, plus équitable, plus égalitaire, un Québec fier et fort de ses territoires.

  5. Excellent texte qui s’ajoute à une contribution exceptionnelle sur le développement des régions québécoises.

  6. Excellent texte qui s’ajoute à une contribution exceptionnelle sur le développement du Québec et des régions.

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