Un an de pandémie. Lundi matin. Je prends le journal devant la porte et m’installe pour y lire des nouvelles de mon monde. Café, odeur de pain qui grille. Un an que je déjeune ainsi, puis monte d’un étage. De la cuisine à mon bureau: 21 pas.

Revenons au journal. Matin après matin, il me renvoie l’écho de mon bocal. Petit bocal. Pas plus de 21 pas de recul. Beaucoup de «pathos». Pas beaucoup d’horizon. Nous nageons dans la marre, plutôt opaque, de la pandémie.

Pendant ce temps sur les réseaux sociaux. Médisance et désinformation malheureusement ordinaires. Humour acide, quand ce n’est pas cabochon, sur ce monde sans horizon. Scènes de la vie ordinaire. On cherche à briller, à laisser croire qu’on s’en tire bien, que rien n’a changé. Eh ben…

Quelques grands sujets collectifs viennent néanmoins flamber comme des torches. Dans ce contexte si particulier, ils sont presque en décalage avec la torpeur du quotidien. Ils peuvent sembler si loin. Pourtant ils sont tout proches. Ils nous brûlent les mains et la conscience pour peu qu’on les regarde. Le foutu racisme qui, encore et toujours, marque nos rapports sociaux… La violence envers les femmes, notamment celle des rapports intimes…

Dans cette pandémie des portes closes, des femmes qui vivent de la violence conjugale sont isolées, davantage coupées de la vigilance collective, de leur réseau et des ressources qui leur viennent en aide. Elles souffrent et meurent sous les coups. Huit féminicides en autant de semaines au Québec. Et combien de bougies devrait-on allumer pour témoigner de tout ce qui nous est invisible? La femme, la mère, la sœur, l’amie que je suis hurle d’impuissance. Je sais à quel point cette violence est sournoise quand elle s’installe, souvent ambiguë, amenant la victime à douter d’elle-même, et combien dévastatrice.

Il est clair que la violence conjugale[1] envers les femmes est exacerbée au Québec. Elle l’est aussi partout dans le monde, dommage collatéral de la précarité économique, de l’enfermement et du stress qu’engendre la pandémie.

Piégées

ONU Femmes[2] souligne que «la pandémie de Covid-19 entraîne une recrudescence de la violence domestique, qui est amplifiée par les problèmes d’argent, de santé et de sécurité, les restrictions imposées sur les mouvements, la surpopulation dans les foyers et la réduction de l’appui de la part des pairs. Dans un certain nombre de pays, les dénonciations de cas de violence domestique et les appels d’urgence ont fait un bond de 25%[3] depuis que les mesures de distanciation sociale ont été adoptées. […] Aujourd’hui, les mesures de quarantaine et de restrictions des mouvements isolent davantage un grand nombre de femmes, qui se retrouvent piégées avec leur agresseur, et sans contact possible avec leurs amis, leur famille et d’autres réseaux de soutien. En outre, du fait de la fermeture des entreprises non essentielles pendant le confinement, de nombreuses victimes de violences ne bénéficient plus de l’échappatoire du travail, et il leur est plus difficile de partir en raison de l’insécurité économique accrue. Pour celles qui parviennent à se faire entendre, les services sanitaires, sociaux, judiciaires et policiers surchargés ont du mal à réagir, car les moyens sont réaffectés à la lutte contre la pandémie».

Un an après le début de la pandémie, les données manquent cependant encore pour décrire le phénomène. L’attention étant portée sur la gestion de la crise sanitaire, plusieurs pays ne le documentent tout simplement pas. Même au Canada, le portrait demeure très partiel. Selon Statistique Canada[4] :

  • En avril 2020, une femme sur 10 (9,9 %) et un homme sur 20 (6 %) a déclaré ressentir beaucoup ou énormément d’inquiétude à propos de la possibilité de vivre de la violence familiale pendant la crise.
  • Entre la mi-mars et le début juillet 2020, plusieurs services d’aide aux victimes ont déclaré une hausse du nombre de victimes de violence familiale ayant eu recours à leurs services.
  • Entre mars et juin 2020, une hausse de 12 % des demandes d’intervention policière associées à des situations de conflits ou des querelles dans un domicile privé a été observée.

La violence conjugale était un phénomène bien présent avant la pandémie dans la plupart des sociétés, dont la nôtre. Il y avait fort à parier que cette dernière n’augurait rien de bon. La durée et l’ampleur de la crise, par contre, nous étaient inconnues. C’est donc une violence exacerbée qui broie actuellement la vie de plusieurs femmes. On peut penser que les drames d’aujourd’hui témoignent d’une situation qui s’est dégradée progressivement, au fur et à mesure des difficultés et des mois de confinement. Il est aussi vraisemblable que les derniers féminicides ne reflètent qu’une petite partie des situations qui se vivent au sein de plusieurs familles.

Rien de nouveau, donc, mais on reconnaît, on s’indigne et on dit vouloir agir. C’est déjà un gros pas. Devant l’impact manifeste de la pandémie sur la violence conjugale, les pistes d’actions sont assez claires[5].

  • Considérer la violence conjugale dans toute sa gravité, comme un phénomène qui concerne toute la société et non seulement les victimes et les agresseurs.
  • Renforcer le message sociétal de non-tolérance et valoriser les comportements positifs, notamment la vigilance collective et la bienveillance envers les victimes.
  • Agir sur les facteurs de risque les plus criants et sur ceux susceptibles de protéger les victimes :
    • Atténuer les effets, notamment économiques, de la crise sur les femmes, les enfants et les familles.
    • Informer et sensibiliser l’ensemble des acteurs intervenant auprès des victimes au repérage des situations et à l’orientation vers les ressources.
  • Augmenter l’accès aux services d’aide et d’hébergement et mieux protéger les victimes de leur agresseur.
  • Compiler les données sur la violence conjugale, afin de mieux comprendre le problème et planifier en conséquence les services aux victimes et aux auteurs de violence.

J’ajouterais à tout cela, l’importance de voir l’ensemble de ces moyens comme un tout, devant être pensé et coordonné globalement, à la hauteur de la complexité du phénomène, de ses causes et de ses manifestations. Nous ne changerons jamais la donne à coup d’augmentation d’enveloppes budgétaires par-ci ou par-là. Au mieux, cela permettra d’acheter la paix de nos consciences et de détourner les regards, tandis que se joueront encore et encore, derrière les portes closes, les drames ordinaires qui brisent des vies.

Agir pour nos sœurs, nos amies, nos mères…

De l’affaire de famille qui ne concerne personne, à la violence conjugale telle qu’on en parle aujourd’hui, il y a une très lente révolution inachevée. Des pièges aussi, comme la vaste diffusion d’une culture faisant encore l’apologie du machisme «brut» et de la féminité «objet» ou l’orthodoxie religieuse, chrétienne ou autre[6], mise à l’avant de valeurs sociales plus progressistes. Les reculs ne sont jamais loin.

Agir sur la violence conjugale, ici comme ailleurs, c’est agir sur les relations inégalitaires qui prévalent encore entre les femmes et les hommes. L’une des façons ayant démontré une réelle capacité de changement est de renforcer l’autonomie des femmes : éducation, opportunités économiques, contraception, réseaux et ressources destinées aux femmes, adoption de lois et de mesures reconnaissant leurs droits et le pouvoir de décider pour elles-mêmes et pour leurs enfants, etc. Actuellement, plusieurs de ces leviers d’émancipation sont malheureusement hypothéqués par la crise sanitaire, certains le seront même une fois celle-ci passée. Il en va notamment du niveau de revenu et de l’existence de certaines ressources[7].

Même si notre capacité à voir large et loin est plombée par le contexte, il faut chercher à dégager de l’actualité une compréhension et une vigilance accrues. Comme c’est le cas pour les mouvements dénonçant le racisme ou les agressions sexuelles envers les femmes, il est temps de prendre collectivement en main l’enjeu de la violence conjugale et de pousser sur le changement de toutes nos voix. Pour nos sœurs, nos amies, nos mères qui souffrent derrière les postes closes. Il n’y a aucune raison pour qu’elles soient seules, encore et trop souvent.

Une immense gratitude aux personnes qui sont là pour elles, pour nous. Votre présence fait une différence. Elle donne de la force, de l’espoir et sauve des vies, au propre comme au figuré. On ne le dit pas assez. Merci!

 

Notes

[1] La violence conjugale se différencie principalement des «chicanes de couple» par le fait qu’il y a un déséquilibre dans la répartition du pouvoir entre les partenaires. Lorsqu’il y a de la violence conjugale, les épisodes de violence sont répétés et un des partenaires prend le contrôle de l’autre et adopte des comportements nuisibles envers lui. Source : www.quebec.ca/famille-et-soutien-aux-personnes/violences/violence-conjugale

[2] Document de politique du Secrétaire général de l’ONU : L’impact du Covid-19 sur les femmes, ONU avril 2020 ; Covid-19 : dossier sur la violence à l’égard des femmes et des filles, ONU Femmes ; Covid-19 : les nouvelles données sur le genre et leur importance, ONU Femmes ; Transcription de l’intervention du Secrétaire général de l’ONU lors d’une rencontre virtuelle avec la presse sur l’appel au cessez-le-feu, ONU, 23 mars 2020 ; « Faire de la prévention de la violence à l’égard des femmes et de la réparation des éléments clés des plans de réponse nationaux face au Covid-19 », António Guterres, Secrétaire général des Nations Unies, avril 2020.

[3] À titre d’exemple, depuis avril 2020, les appels et les dénonciations pour violence conjugale ont augmenté de 30% en France.

[4] Statistique Canada (20 octobre 2020). Les répercussions sociales et économiques de la COVID-19 : Le point après six mois; www150.statcan.gc.ca/n1/pub/11-631-x/11-631-x2020004-fra.htm.

[5] Voir les dossiers publiés récemment dans Le Devoir et le site de l’INSPQ : www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/comprendre/contexte-pandemie

[6] Un exemple « bien de chez nous » : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1781125/ong-canada-feminisme-developpement-paix-eveques-avortement-contraception

[7] https://data.unwomen.org/resources/covid-19-and-gender-monitor

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3 réponses

  1. Quel beau texte, clair et précis. Espérons que les nouvelles mesures gouvernementales por-
    teront fruits.
    Bravo ma filleule, je me permets d’être fière toi.
    Au plaisir de se revoir dans des jours meilleurs
    Ta marraine Ghislaine xx

  2. La violence au sein d’un couple ne date pas d’hier et la pauvreté économique n’est pas un dominateur unique de cet état de fait. Toute la question de la gestion du pouvoir par l’homme n’est pas banale et est depuis toujours l’impact des inégalités des sexes au plan socio-culturel même de nos sociétés dites en évolution. Il faut regarder le problème dans son ensemble pour informer et éduquer hommes et femmes vers un changement plus humaniste. La violence se retrouve partout tant au travail qu’à la maison. Évitons de nier ces faits svp

  3. Chère et belle amie,

    Une fois de plus je suis soufflé par la beauté et la qualité de ta plume. Mais la précision du sujet est encore plus percutant.

    Un autre sujet commun qui nous tient à coeur et dont nous n’avons jamais discuté. Notre prochain café ou marche, je te promet de ramener le sujet sur la table. Car comme pour le « recyclage intelligent », j’ai aussi des concepts bien précis en ce qui a trait des « racines de la violence »…

    Bravo et merci pour cet excellent texte qui j’espère stimulera des éveils de conscience… Élément clé de la lutte contre la violence…

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