L’identitarite
Jusqu’à preuve du contraire, on ne tue pas un pissenlit en lui coupant la tête, mais en déterrant ses racines.
Il y a quelques semaines, dans un sentiment d’impuissance, presque de déprime, j’ai assisté au débat entourant la suspension d’une chargée de cours de l’Université d’Ottawa pour avoir utilisé le «mot en n» (qui l’aurait cru?). Il fut utilisé, semble-t-il, non pas pour insulter qui que ce soit, mais pour fin d’éducation.
Un mot appartient-il à quelqu’un, à un groupe en particulier ou est-il un bien commun? Un mot est-il choquant en soi? Le fait de bannir un mot change-t-il la triste réalité qu’il décrit? Si nous en débattions, ce serait certainement passionné.
Toujours jusqu’à preuve du contraire, les mots restent notre outil pour décrire et témoigner des choses. Dans ce cas-ci, pour parler d’une histoire de racisme et de discrimination, mais aussi d’un mouvement d’émancipation et de réappropriation plus contemporain. C’est donc un mot important pour apprendre du passé et comprendre le présent. À mon humble avis, si un mot est collectivement important, il ne devrait pas être un objet tabou ou privé. À l’heure de l’opinion, je vous offre la mienne.
Bien sûr, je n’étais pas dans ce cours. Je n’ai donc pas la vérité.
Je ne peux que constater que nous marchons collectivement sur des œufs. Une nouvelle morale a fait son nid au centre de l’espace qui nous tient lieu d’agora. Elle s’élève d’un peu partout, de groupes ou d’individus se sentant mal nommés, mal représentés ou brimés. Elle fait souvent dans le particulier, dans le détail, découpant la mosaïque des identités jusqu’à de très petits dénominateurs. Les réseaux sociaux et les médias en sont pleins. Elle apparaît comme une déferlante, gonflant le temps d’un buzz, non sans avoir fait des ravages dans certaines vies et probablement dans notre niveau de tolérance collectif.
Les histoires comme celle de la chargée de cours sont trop nombreuses, parfois avec des conséquences d’une tristesse sans nom. Juste dernièrement : un enseignant décapité en France; un autre, à Montréal-Nord, filmé par ses étudiants, une pétition demandant sa démission. Des professeurs dépassés par ce qu’ils ont généré et salement amochés, quand ils ne l’ont pas payé de leur vie.
Une bataille se joue entre la liberté de s’exprimer, le devoir de connaissances et le respect des individualités et des croyances de chacun. Ce n’est pas anodin. La multiplication des fractures sociales, petites et grandes, grugent notre capacité à vivre ensemble, à démontrer de la réelle tolérance et à s’hybrider au contact des autres. Comme malades d’identitarite.
Intermède – S’hybrider
Il y a deux décennies, j’ai vécu en Afrique de l’Ouest. Ce que je suis aujourd’hui, je le dois beaucoup à cette expérience. En empruntant les codes, je n’ai rien volé de la culture qui m’a accueillie, la couleur de ma peau est restée la même. C’est bien autre chose. C’est cette hybridation, ce potentiel créé par la rencontre d’une autre culture qui m’a permis de déterrer mes racines, de les mettre en perspective, de vivre des expériences fortes, pour ressortir autrement, plus sensible aux autres et un peu africaine, pourquoi pas.
Toute notre vie, nous évoluons. Pour cela, il faut pouvoir aborder les choses qui nous questionnent, nous passionnent, nous choquent, même celles dont nous ne comprenons pas tout. Nous devons pouvoir adopter d’autres perspectives, même maladroitement. Et surtout, surtout, nous devons écouter autre chose que notre propre voix.
Les iniquités sociales
Tous les combats pour la reconnaissance ne sont pas égaux. Certains sont même fondamentaux.
Les morts affreuses et injustes de Joyce Echaquan et de Georges Floyd, pour ne nommer que celles-là, ont de quoi faire déborder les vases.
Ce pourrait-il que ces morts (et d’autres aussi choquantes) soient les symptômes de discriminations qu’on peine à voir, tant elles sont intégrées dans notre inconscient et notre fonctionnement social?
Reconnaître le caractère systémique d’un problème ne veut pas dire que nous sommes individuellement responsables; en l’occurrence, que chacun et chacune de nous est raciste ou porte le poids du racisme de ses ancêtres. Il s’agit plutôt de chercher à comprendre ce qui, dans le système qui nous régit, induit des iniquités, exclut des personnes ou nuit à leur accès aux ressources, aux décisions et aux bénéfices. Cela donne des prises pour comprendre les phénomènes, permet d’en rechercher les vraies causes et d’agir au bon endroit.
Mais il semble qu’admettre que le système a ses travers tient de la position politique. Dommage. On ne s’aide pas. Qu’a-t-on peur de trouver? De quoi sera-t-on obligé de s’occuper? Ce sont probablement les vraies questions.
Quoi qu’il en soit, se contenter de dire que le racisme est mal ne règle rien. Je dirais même que cela met le couvercle sur une marmite en ébullition à l’heure où la tendance est plutôt à la polarisation.
L’aveuglement
Dans l’univers contrôlé des médias sociaux, n’existe que ce qu’on nous donne à voir. Les algorithmes gèrent ce qui passe et ne passe pas sur le fil de notre page Facebook. Plus nous naviguons, plus ils deviennent performants à le faire. Cliquer sur J’aime renseigne sur notre appréciation. Regarder une vidéo renseigne sur nos intérêts. Et le contenu de s’ajuster pour créer une bulle de plus en plus confortable, mais étroite. «Confortante», devrais-je dire, quant à nos choix et à nos convictions.
J’ai récemment écouté un documentaire éclairant sur le sujet : The Social Dilemma, produit par Netflix (une plateforme qui sélectionne du contenu pour nous). Il donne la parole à des acteurs clés des nouvelles technologies de l’information qui constatent que la Bête qu’ils ont créé les dépasse aujourd’hui. Elle est en pleine forme et contrôle nos vies sans que nous en soyons pleinement conscientes et conscients.
La vaste entreprise commerciale qui vend l’attention humaine à ses annonceurs est bonne pour brouiller les repères entre le vrai et le faux et entre le blanc et le noir. Elle aurait sa part de responsabilité dans la montée d’un populisme qui en exploite à fond les codes, reniant toute obligation de vérité. Elle aurait aussi de profondes conséquences sur la polarisation des opinions, tendant à gommer le centre comme espace de compromis et de cohésion sociale. Si un simple regard de l’autre côté de la frontière est une démonstration éloquente, la polarisation fait également son chemin chez nous, notamment avec la montée des voix d’extrême droite et des croyances complotistes.
Épilogue – L’avenir
Tout cela ne me semble pas très réjouissant, du genre pente descendante plutôt difficile à remonter.
Est-ce que l’exacerbation des identités, l’intolérance et la polarisation sont autant de manifestations d’un même grand phénomène? Les médias sociaux sont-ils une cause suffisante pour expliquer la montée du populisme? Comment ce glissement est-il possible dans une société éduquée, dans un monde interconnecté où notre accès à la connaissance n’a jamais été si facile? Dans cette réflexion partagée avec vous, je reste sur ma faim de compréhension.
Les protagonistes du documentaire The Social Dilemma demeurent optimistes par rapport à l’avenir. Ils parlent d’un certain réveil dans le monde des nouvelles technologies de l’information et certains prennent la parole pour sonner l’alarme et organiser la résistance.
L’éducation est assurément essentielle. Je me demande, par ailleurs, ce qu’il restera de distance critique à nos enfants, eux qui grandissent avec les médias sociaux alors que nous peinons nous-mêmes à en voir les clôtures et les pièges. Sans parler de leur addiction pure et simple.
Alors?
Peut-être.
Débrancher et lever la tête pour regarder autour.
Déterrer les racines des pissenlits, les nôtres aussi.
Cultiver la curiosité et l’empathie dans le coin jardin que nous avons installé cet été.
Revisiter nos vieux travaux de philo de cégep.
S’impliquer. S’aimer.
Quelques remèdes humanistes, quoi, vieux de plusieurs siècles.
4 réponses
Cher RH, je ne sais pas si la grande panne se produira, mais nous pouvons certainement provoquer quelques débranchements, un éclair, une réflexion partagée, une prise de parole, un geste à la fois. Le contrepoids, vous savez, cette notion chère à l’idéaliste-pragmatique que je suis!
Agissons!;-)
Cher René, merci pour ton commentaire! Je pense que nous sommes plusieurs à être inquiets et à ne plus trop savoir comment aborder cette inquiétude sur la place publique de peur de choquer et d’être mal compris. J’y ai d’ailleurs bien réfléchi avant d’aborder le sujet. Tu es un bâtisseur infatigable de ces liens, de cette tolérance, qui forgent la collectivité. Tu m’inspires encore et toujours!:-)
L’autre a toujours été à la fois menaçant parce que différent et intéressant pour la même raison. Je suis très inquiet de l’individualisme extrême qui fait en sorte que les droits individuels deviennent supérieurs aux droits collectifs, une hiérarchie contraire à la définition même des droits fondamentaux. Mais surtout, cela bloque tout projet de société y compris comme espace d’inclusion. La culture commune est effectivement grignotée par les algorithmes individualissimisant…
Mme Giasson, vos réflexions rejoignent les miennes, encore une fois.
Peut-être que la solution serait une belle grande panne générale de tous ces écrans qui sélectionnent et filtrent nos sources et nos échanges. Sans écran pour capter et retenir notre attention, brûlant notre peu de temps disponible, peut-être surviendrait-il une irrésistible envie « catalysatrice »(c’est nouveau, de Pénélope) de sortir de notre bulle et provoquer les rencontres pour connaître l’Autre, cet Autre qui dans le fond n’est peut-être pas si pire… en tout cas, pas pire que notre cousin chose-là que nous acceptons pourtant tel quel. Gardons espoir ! Ça va arriver. Espérons que ce soit avant la fin du monde !
Buvons !