L’extrémisme et l’affectif

L’extrémisme. Le phénomène est vieux comme le monde, mais il apparaît désormais multiforme,  diversifié, éclaté, plus imprévisible.  Je me lance sans filet sur ce fil de l’extrêmement, comme un funambule au dessus de l’extrême précipice.

Avec la mondialisation effrénée  des communications et l’accessibilité populaire aux médias et aux plateformes numériques, la scène publique est marquée par une recrudescence de la polarisation des opinions,  individuelles et spécifiques, et une aggravation des comportements radicaux et des événements extrêmes. L’État et ses institutions,  habituellement mandatés pour assurer le bien commun et les valeurs collectives, sont relativement désarmés, décontenancés et vulnérables devant ce phénomène. Les cinq années de la saga Trump en sont une illustration éloquente.

De guerre lasse presque, on le déplore avec une certaine résignation en suggérant que c’est probablement le prix à payer pour l’accès à une liberté sans trop d’entraves que permet l’IA (intelligence artificielle) dans l’expression des opinions individuelles et des identités personnelles. L’époque est à l’individualisme exclusif, exacerbé, largement encouragé et opportunément entretenu par  les gros opérateurs numériques,  surtout américains, et leurs partenaires commerciaux exploitant les réseaux sociaux et bénéficiant de leurs avantages.

L’extrémisme individuel

Sur le ton plus léger d’une société nouvelle résolument au service du bonheur individuel grâce à l’eldorado IA, le phénomène a touché rapidement les jeunes générations, familières avec la technologie numérique, s’infiltrant  par la suite dans le marketing populaire, en laissant  beaucoup de place aux fantasmes identitaires, à la banalisation de l’exhibitionnisme sexuel, à la sublimation émotionnelle, à l’expression sans pudeur des états personnels. Dès lors, avec comme seule démesure l’extrémité du soi-même, l’intensité de sa vie ne pouvait s’exprimer  que dans l’extrême, souvent dans la culture d’un hédonisme narcissique. Nous voilà ainsi dans l’illusion du bonheur extrême, l’envers de la médaille, on le constate ces temps-ci, de l’extrême malheur.

On dit que les mots sont l’expression de nos conditionnements.  Nous voilà aussi dans  le langage extrême, les sports extrêmes, jeux extrêmes, amour extrême, expériences extrêmes, réalité augmentée, produits superperformants, totale sécurité, plaisirs orgasmiques assurés.  Dans cette vie extrême, nous sommes extrêmement séduits, extrêmement déçus, extrêmement scandalisés, extrêmement choqués, extrêmement heureux, extrêmement émus, extrêmement surpris, extrêmement peinés,  trop (too much),  tellement (so much).

L’extrémisme idéologique

À un autre niveau, mais un peu partout,  il y a l’extrémisme idéologique. Globalement, les dictionnaires le définissent comme la tendance à adopter une attitude et une opinion extrêmes, induisant un comportement radical, exagéré, poussé jusqu’à ses limites et ses conséquences extrêmes.

Le terme extrémisme qualifie aussi les idéologies ou doctrines qui découlent de cette tendance et que l’on retrouve dans nombre de domaines. Une des caractéristiques de l’extrémisme est une pensée dogmatique qui refuse toute alternative aux idées avancées, et qui conduit à vouloir les imposer par des méthodes radicales ou violentes.

Dans le livre sur la pensée extrême Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques  (Paris, Denoël, 2009, 348 pages),  l’auteur, Gérald Bronner, souligne que «La spécificité de la pensée extrême est qu’elle adhère radicalement à une idée radicale. (…)

Pour la pensée extrême, tout compromis, tout aménagement est inacceptable. La pensée ordinaire accepte les contradictions entre les croyances qui coexistent dans notre esprit et dans notre société. La pensée extrême ne les accepte pas et construit une doctrine cohérente, « pure »,  monolithique et manichéenne. (…)  La pensée extrême pêche non par manque, mais par excès de logique. En adoptant une maxime qu’ils partagent tous, «la fin justifie les moyens», les fanatiques établissent une hiérarchie absolue et intangible de leurs valeurs.»

Selon l’auteur, l’attitude fanatique, pour extrême qu’elle soit, n’en est pas moins fragile et souvent temporaire. On ne nait pas fanatique, on le devient et on ne reste pas fanatique toute sa vie. «La plupart du temps survient l’apparition du doute sur les éléments périphériques des croyances, ceux qui ont souvent induit la radicalisation. S’établit alors une concurrence cognitive entre les valeurs qui favorise un contact social pour contrer l’enfermement sectaire  avec la disparition des frustrations qui ont suscité l’adhésion fanatique.»

L’affectivité de l’extrémiste

En toute logique, voilà qui m’amène sur le terrain  – miné –  de l’affectivité de l’extrémiste. L’histoire montre que les extrémistes proviennent autant de ce qu’on appelle la droite ou la gauche et même de ce qu’on perçoit comme le centre. Ils sont issus donc de l’entièreté du spectre idéologique et politique.  Dans le cheminement qui le conduira à l’extrême, l’extrémiste sera bien sûr conditionné de toutes sortes de manières par un environnement extérieur à divers moments de sa vie,  mais tout se jouera dans sa croissance personnelle vers la réalisation de son identité individuelle.

J’ai la conviction que le terreau de ce «tout se jouera» est d’ordre affectif.  Les extrémistes les plus imprévisibles, souvent les plus dangereux, sont ceux (et celles) qui sont intérieurement désaxés, hors de leur conscience intérieure, ce centre de soi-même qui assure normalement l’équilibre affectif.  Ils sont détournés en somme de cet axe individuel qui permet à la conscience d’intégrer en soi les besoins et les manifestations de l’esprit, du mental, du cœur et du vital et de s’élever vers toute forme de raison et transcendance de l’esprit.

Pour chaque humain, ce drame se joue sur le terreau de l’affectivité à travers  la famille, l’éducation, la sexualité, les relations personnelles,  le milieu de travail,  l’environnement social, la culture. Le terreau affectif… À cet égard, l’affectif c’est tout ce qui nous affecte et s’imprime dans notre sensibilité sous la forme de sensations. Or, tout nous affecte…  Sous des aspects innombrables  et de multiples intensités.

Chaque drame existentiel s’éprouve dans ses relations avec le monde et prend un sens par l’identification à des valeurs, des comportements, des stéréotypes, des idéologies, des projections identitaires. En général, l’individu le plus susceptible de basculer dans l’extrémisme est celui qui n’arrive pas à concilier les paradoxes et les complexes de son univers affectif avec les imperfections et les problèmes du monde extérieur. Il adopte alors une attitude extrême pour résister et justifier aux yeux du monde ses frustrations et ses ambitions qu’il présente comme une quête personnelle de vertu. D’où l’union paradoxale entre son radicalisme affectif et les idées extrêmes, soit dans une religion, une vocation ou une idéologie,  sublimées par une mission guerrière ou héroïque, au sens propre comme au figuré.

Chez l’un, le monstre extrémiste peut surgir soudainement de la froide placidité de l’eau qui dort dans les marécages affectifs. Chez l’autre, il peut se gaver des fantasmes d’une boulimie que nourrit l’extérioration de sa névrose sur le champ de bataille de sa vie personnelle, familiale, sociale, professionnelle.

L’extrémisme est certainement paradoxal, parce qu’il contraint au nom de la vérité, parce qu’il rejette au nom de l’authenticité, parce qu’il élimine au nom de la pureté, parce qu’il radicalise au nom de la clarté. Mais, le temps fait son œuvre chez tout individu comme dans le collectif, le nœud gordien se dénoue graduellement par le doute et la remise en question. Au fil des jours, mais pas toujours, grâce à la raison et à l’intuition, le paradoxe existentiel, source de l’extrémisme, se dissout consciemment dans le patient travail de la connaissance du Soi. Jusqu’à l’extrême limite terrestre, la mort.

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4 réponses

  1. Je tend aussi vers cette vision de l’extrémisme actualisée rendue disponible par les médias au quotidien sur leurs plateformes d’information. Trop peu souvent on nous offre l’autre face de la médaille, soit une façon de penser positivement, de comprendre l’événement (reportage rogné, écourté, plus sensationnaliste qu’humaniste). Alors, que depuis toujours j’écoute ce que je comprends et/ou ce que je veux comprendre.

  2. Merci pour cette clarté de votre blogue, je ne peux qu’être en accord avec votre réflexion sur l’extrémiste et l’affectif.

    Ma perception de ses extrémistes entre autres avec la mondialisation effrénée des communications et l’accessibilité populaire aux médias et aux plateformes numériques. J’ajouterais, surtout alimentée et encouragée par nos médias traditionnels nous inondant en boucle de ses minorités exploitées en tous genres par une majorité. Cela, pour maintenir et augmenter leurs cotes d’écoute par le sensationnalisme du chaos.

    La question que je me pose est qui est les plus dangereux ? Ses extrémistes ou nos médias traditionnels alimentant sans cesse le chaos ?

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