Au début des années 2000, j’ai publié dans un journal mensuel un billet sur la démocratie titré Les maîtresses du pouvoir. J’y constatais qu’une fois au pouvoir, le gouvernement élu par les citoyens trompait invariablement son épouse électorale, la population, en entretenant à grands frais avec les fonds publics ses maîtresses que sont les nombreuses et actives corporations de tout ordre qui composent le corps social et ses attributs. Les lendemains électoraux ravivaient le cynisme du citoyen qui constatait qu’une fois de plus, le peuple était cocu. Je caricaturais évidemment.
Vingt ans plus tard, je constate avec d’autres que la vie démocratique du Québec, comme celle de plusieurs pays occidentaux d’ailleurs, est plus fragile, vacillante, en péril même en ces temps de mutations sociales puissamment programmées par la technologie numérique et les énormes ressources des leaders de la mondialisation. Sans parler bien sûr de la pression que la pandémie virale actuelle exerce sur les libertés civiles.
La démocratie élective
C’est encore vrai, le vote qui permet au peuple d’exercer son pouvoir souverain par l’élection de représentants demeure la base fondamentale de la démocratie élective. Mais si j’ose dire, cette dernière a perdu du poids politique au détriment du peuple lui-même. En témoigne d’abord la période électorale qui est devenue une intense opération de séduction mise en scène par les spécialistes des relations publiques à la remorque des sondages. En témoigne aussi les pirouettes langagières de trop nombreux candidats dont la culture politique semble avoir été acquise à l’école de l’humour. À l’Assemblée nationale, le temple de la démocratie se transforme souvent en arène de vulgaires combats partisans. Un feuilleton dont se régalent les médias à défaut de l’information substantielle qui se cache dans les cabinets ministériels.
Les candidats que nous élisons appartiennent à des partis dont le chef, une fois au pouvoir, contrôle de facto l’Assemblée nationale et centralise la gouvernance politique et l’action gouvernementale au Conseil exécutif, le ministère du premier ministre. J’ironisais à l’époque qu’un simple député d’arrière banc, même si son parti est au pouvoir, n’a pas plus d’influence sur le premier ministre qu’un curé sur le pape.
La démocratie représentative
C’est au niveau du premier ministre et des ministres eux-mêmes que s’exerce un deuxième niveau de gouvernance, la démocratie représentative. Celle qui ne passe pas par le vote citoyen, mais par l’influence, profonde et active, des nombreuses corporations de la société civile. Diversement équipées, spécialisées, organisées et efficientes, ces corporations se comptent par milliers et exercent une infinité d’activités de démarchage directement auprès des membres du gouvernement ou par des activités de relations publiques qui influent sur l’opinion publique.
Bien qu’elle s’exerce surtout en coulisses, cette influence est justifiable en principe, car elle permet à la société civile un accès reconnu au gouvernement. Par contre, même si la loi sur le lobbying balise cet accès, outre de savoir qui fait du lobbying et dans quels buts, elle ne lève pas l’essentiel des échanges stratégiques lors des rencontres de démarchage. Il y a là une sérieuse lacune à une saine vie démocratique.
Cette société civile diversifiée est composée de compagnies privées, institutions financières, syndicats, corporations professionnelles, organisations socioéconomiques et culturelles, institutions publiques, investisseurs, universités, cégeps, regroupements professionnels, etc.. Ces corporations dictent par divers moyens et réseaux d’influence une large partie de ce qu’on appelle l’agenda gouvernemental et les dossiers prioritaires en affaires publiques.
Il est important de connaître en profondeur l’univers de cette démocratie représentative, pour en décoder les enjeux, cerner la hiérarchie, et comprendre la configuration des forces qui modèlent et transforment le Québec (et l’ensemble canadien). Les acteurs de cet écosystème complexe et fluide, aux ramifications nombreuses, éclectiques et parfois occultes, détiennent pour plusieurs l’information stratégique, l’expertise professionnelle et technique et des moyens financiers importants. Par leurs entrées dans les cabinets ministériels et au bureau du premier ministre, ils ont une énorme influence sur les décisions du gouvernement et sur l’ampleur et la destination des fonds publics.
Avec ses institutions, ses politiques, ses chartes, ses législations, ses règlements, son système juridique, l’État est responsable du bien commun et de l’équilibre entre les droits corporatifs et les droits individuels et collectifs. Parce que son gouvernement tient sa légitimité d’avoir été élu par le citoyen, par le peuple, tout État démocratique est éthiquement tenu aux obligations d’exactitude, de clarté et de transparence envers la population.
La démocratie de l‘information
Nous avons là le troisième niveau de gouvernance, la démocratie de l’information. Elle recherche l’idéal démocratique de la sagesse informée du citoyen dans l’exercice de sa souveraineté. Dans nos démocraties occidentales, ce mandat d’information et de surveillance était traditionnellement reconnu et attribué à la presse, aux journalistes, à ce qu’on appelait le 4e pouvoir. Ça l’est toujours en principe, mais entre-temps le monde a changé.
L’impact encore imprévisible des technologies numériques dans tous les secteurs sociaux et l’explosion des réseaux de communications et des plateformes ont mis en péril le financement et la survie des médias traditionnels et conséquemment l’exercice d’une presse libre qui veille au droit du public à l’information. Le 4e pouvoir, celui du journalisme, celui de la surveillance de la démocratie, a du plomb dans l’aile. Il faudra être très vigilant sur ce point, notamment du côté de la démocratie représentative, celle qui génère le lobbying et ses œuvres. Elle doit être davantage surveillée. La démocratie élective elle, a besoin d’une information qui nourrit, éduque et mobilise y inclus dans les réseaux sociaux.
En fait, le défi de la démocratie de l’information porte de moins en moins sur ce qui se passe quotidiennement dans le monde, dans l’actualité immédiate, factuelle. Sans problème, on peut en tout temps ouvrir la télé ou son ordinateur pour prendre connaissance de l’actualité du jour. À peu près la même partout. Et même, pour mieux s’informer, s’attarder à lire ou entendre les innombrables commentateurs des médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux qui condamnent ou portent aux nues les acteurs de l’événement. Sur le champs de bataille de l’opinion donc.
Mais, l’essentiel, qui interpelle l’éducation citoyenne, est de comprendre comment fonctionne le monde dans lequel on vit. La démocratie de l’information doit nous permettre de voir, de savoir et de comprendre ce qui se passe là où ça compte, notamment dans les coulisses de l’Assemblée nationale et du gouvernement, dans les institutions, chez les acteurs les plus influents et puissants de la société civile, dans les chaires de recherche, dans les laboratoires, dans les groupes de pression et les organismes communautaires, etc. Pour que le citoyen, celui qui par son vote fait et défait les gouvernements, exerce sagement sa citoyenneté en pleine connaissance de cause, conscient qu’il le fait librement pour le bien commun. Quitte à s’engager lui-même.
Pour ce faire bien sûr, il faut du lobbying social, du bricolage communautaire, de l’engagement collectif, de la veille stratégique, du théâtre politique, des alliances, du réseautage de connaissances, avec de la complicité, de l’ingéniosité, de la clarté et du courage. Dans une démocratie rapaillée…vivante car informée!
Une réponse
Bravo, totalement d’accord avec votre portrait politique qui était, qui est et qui continuera si nous comme citoyen et citoyenne nous ne nous mobilisons pas pour faire revivre une certaine démocratie respectueuse des électeurs et électrices. La question qui tue, cette démocratie respectueuse a-t-elle déjà existé? J’en doute alors, il faudra la créer.