On dit que les mots qualifiant notre langage sont le reflet de nos conditionnements. Depuis le début du 21e siècle grosso modo, l’expression « québécois de souche » connaît une résurgence troublante dans le débat sur l’identité nationale et le type de société que devrait constituer le Québec moderne. Troublante parce que répandue notamment dans les médias, l’expression suggère une nette connotation négative dans l’appréciation du patrimoine historique, culturel, religieux et linguistique de la population de souche française et ses descendants, et questionne donc la légitimité de ses valeurs, coutumes et traditions.
Dans ce cas-ci, les mots sont lourds de sens. Une souche, c’est ce qui reste après qu’on ait coupé l’arbre. On le fait pour dégager le terrain, parce que l’arbre dérange, qu’il est trop vieux ou qu’il est malade. Ou tout simplement parce qu’on n’en veut plus. Quelqu’un dont j’ai oublié le nom a déjà dit qu’une souche c’est « un arbre qui n’a plus d’arbre ». Que des racines, souvent encombrantes.
Mettons les choses à leur place. « Québécois de souche » ramène pour de mauvaises raisons à la période dite de Grande Noirceur d’avant les années 60, celle d’une société d’origine française, perçue comme repliée sur elle-même, rurale et ouvrière, unidimensionnelle, contrôlée par le clergé catholique et une élite ultramontaine, dominée économiquement par le capital anglo-saxon canadien et américain.
Un tronc commun
Comme s’il fallait à contresens rappeler l’évidence, l’histoire a largement documenté la période de la Révolution tranquille des années 60 et 70 comme la transition rapide et la transformation profonde, en terre d’Amérique, de la nation québécoise vers une société originale, francophone, laïque, d’une culture ouverte sur le monde, disposant d’un État national interventionniste de tendance social démocrate.
Cette histoire commune, ce tronc commun sans cesse en croissance, déploya vigoureusement ses plus belles branches dans l’originalité d’une production culturelle unique et universelle et un idéal humaniste d’exception. Expo 67 donna le signal que le Québec était une société ouverte sur le monde, tel qu’en témoignera par la suite son impressionnant bilan en immigration, un des plus haut taux au monde. Tout en mettant en place des mesures législatives pour protéger et promouvoir sa langue et sa culture, cette société originale a accueilli généreusement et intégré dans une réelle harmonie des centaines de milliers d’immigrants de toute provenance.
En forte majorité, ces Québécois d’adoption ont pris racine dans le terreau francophone, devenant des familles, des étudiants, des citoyens, des enseignants, des commerçants, des chercheurs, des développeurs. Ces concitoyens se sont intégrés en douceur à la communauté francophone, l’ont enrichie, amenée plus loin, participant activement avec leurs compatriotes descendants « de souche » à la croissance d’un solide et productif tronc commun formant la nation québécoise, dans son originalité et sa diversité.
La conception et l’accouchement d’un monde nouveau représentent un défi grandiose et gratifiant, mais ils constituent aussi une aventure exigeante et éprouvante. L’improvisation peut mener à des déconvenues surprenantes comme elle peut être aussi un rendez-vous intuitif avec la lumière. J’ai le sentiment qu’elle a été les deux, et pour cette raison même, bâtarde. Il a fallu forcer l’accouchement collectif, utiliser les forceps politiques pour sortir les nouveau-nés des entrailles catholiques de la nation, compter sur la sagesse ancestrale et la vitalité nationale. Cela allait marquer les assises patrimoniales et provoquer bien des éclosions dans l’ADN culturel.
Misant sur cet élan historique, plusieurs des leaders engagés dans l’avancement de cette société distincte ont mené le Québec à deux rendez-vous avec la souveraineté en 1980 et 1995. Des rendez-vous ratés qui ont malheureusement provoqué beaucoup de désillusion, de cynisme, et de division. Et dont les effets délétères sont encore tragiquement présents.
La régression
Comme d’autres, je m’intéresse à ce que devient le Québec, comme société distincte en Amérique. Je me questionne, j’essaie de voir, de comprendre ce qui se passe, d’être lucide. Je me suis donc posé cette question. Comment se fait-il qu’une cinquantaine d’années plus tard on puisse s’autoriser sans nuance et maladroitement à réduire voire à rabaisser le statut culturel des citoyens d’origine française composant la majorité, au triste statut de « québécois de souche »?
Où est donc passé le tronc? Cette « partie principale de la tige de l’arbre généralement verticale et sans ramification sur une hauteur importante entre les racines et le houppier », nous indique-t-on dans sa définition. Soyons précis. Où est donc passé le « tronc commun » de la société québécoise, ce socle indispensable et rassembleur de toute communauté nationale qui se traduit essentiellement au Québec par la vigueur de sa langue, l’originalité de sa culture, la laïcité de ses institutions, l’égalité entre les hommes et les femmes? Et j’ajouterais ses mesures sociales d’avant-garde, comme les garderies.
Ne soyons pas naïfs, bonasses… En arrière plan de l’affrontement constitutionnel canadien déjà vicié au sujet de la charte québécoise (loi 21) et de la rude bataille qui s’annonce sur la langue, se dresse, toujours et encore, la question fondamentale du pouvoir qu’exerce la nation québécoise sur le seul territoire qu’elle contrôle politiquement dans un environnement anglophone nord-américain. La fascination invitante qui s’exerce sur nombre de citoyens francophones, surtout dans la région montréalaise, de se fondre dans ce multiculturalisme anglo-saxon constitue en quelque sorte la version canadienne du grand rêve du melting pot américain. Sommes-nous devant un nouveau miroir aux alouettes? Je le crois.
Ce multiculturalisme, imposé par Trudeau le père, poursuivi par son fils et bien soutenu au Québec par une présence fédérale omniprésente et économiquement puissante, érode avec de plus en plus d’efficacité la fibre nationale francophone, particulièrement à Montréal, terre d’accueil privilégiée des immigrants non francophones. Ce métissage multiculturel débridé entraîne une balkanisation de l’espace politique à Montréal, son isolement du reste du Québec, et une dévalorisation du projet national québécois dans sa capacité d’intégrer la diversité. En d’autres termes, le tronc commun québécois est en péril et, pire encore, il est considéré comme une menace à l’orthodoxie canadienne. Comme si on voulait l’amener (ou le ramener) à l’état de souche.
L’anglais s’impose dans la métropole montréalaise comme une nécessité. Bien plus, à cette portion inquiétante des immigrants qui optent pour l’anglicisation, s’ajoutent de plus en plus de Québécois francophones. Ce faisant, ils s’immergent dans un univers culturel anglophone et rapidement choisissent cette société faussement qualifiée de minoritaire en sol québécois, et largement dominante en Amérique du nord.
De plus, on constate la présence croissante de l’anglais dans l’écosystème culturel francophone, particulièrement dans l’univers du spectacle et de la chanson, notamment dans les émissions télévisées de variétés, une industrie largement subventionnée et fortement concentrée à Montréal. Il y a des soirées de l’émission En direct de l’univers qui sonnent Directly from USA. Que comprendre de ce phénomène bien réel dans l’évolution de la société québécoise, phénomène qui modifie la langue elle-même et induit une mentalité
individualiste et une ouverture culturelle superficielle?
Un défi exigeant
Consécutivement, les vingt premières années du 21e siècle ont de diverses façons fissuré, ébranlé et jusqu’à un certain point disloqué l’écosystème collectif de ce que constituait traditionnellement l’univers national québécois. Le néolibéralisme a fait son œuvre pendant le long règne du Parti libéral en faisant en sorte que l’État québécois ne serait plus considéré comme le dépositaire historique d’une société francophone originale, une société distincte de facture sociale démocrate, avec des institutions nationales et civiles influentes, bien implantées et actives sur le territoire. Au plus il serait devenu le gestionnaire des services à la population et aux individus, consacrant ses efforts au développement économique pour les financer.
On le sait, de puissantes forces externes sont en cause : la généralisation de l’anglais comme langue internationale et véhicule culturel, le néolibéralisme, la mondialisation financière, la puissance de l’économie numérique, la crise environnementale, la promotion par le gouvernement fédéral d’une image multiculturelle du Canada, la reconfiguration chaotique des relations internationales.
Parmi les facteurs internes associés à l’essoufflement du nationalisme et l’affaiblissement de l’univers francophone, il faut noter la déprime référendaire, la procrastination fédérale envers la promotion du français, le prosélytisme multiculturel pancanadien, les aspirations environnementales de la jeunesse combinés à la diversification des courants sociaux, idéologiques et politiques, l’émergence de nouveaux partis, l’inefficacité de l’accueil et de l’intégration des immigrants, l’urbanisation accélérée souvent débridée de la conurbation métropolitaine, le délestage des régions intermédiaires et éloignées, l’abandon des communautés rurales et l’hypercentralisation de la gouvernance québécoise.
Pour une société comme pour un individu, la liberté, toujours relative à l’environnement dans lequel elle s’exerce, implique de faire des choix. Et de les assumer. Aujourd’hui comme hier et pour demain encore, la question principale pour les Québécois francophones et francophiles est et demeurera celle-ci : voulez-vous assumer pleinement la nation distincte que vous êtes en participant au concert des nations dans ce grand jardin qu’est la communauté internationale?
L’arbre est-il dans ses feuilles?
5 réponses
Merci M. Laroche et Mme Brunelle pour vos propos. Nous.blogue démontre à chaque fois que tout point de vue enrichit le débat collectif s’il est bien intentionné et cherche le bien collectif.
Nous avons rédigé des lois magnifiques. Encore faut-il les faire respecter. Des gens qui viennent de théocraties importent des lois qui sont souvent contraires aux nôtres. Liberté de religion ne veut pas dire liberté de code civil!! Cette distinction est cruciale.
Merci pour vos propos très pertinents M. Lachapelle. Nous sommes plusieurs de notre génération à éprouver ce grand malaise. Cultivons l’espoir que les générations qui nous suivent éprouvent le besoin de puiser dans leurs racines pour mieux accéder à l’universel. Et en entendant, appelons-en au discours politique qui mobilise.
Merci pour cette réflexion qui me rejoint. Je suis aussi inquiet de voir s’étioler le modèle de société solidaire que nous avons développé suite à l’étiolement de la révolution tranquille. Je suis bousculé par la présence des chansons anglaises à la radio et à la télévision de Radio-Canada. Sans doute nostalgique, je m’ennuie de l’effervescence créatrice des chansonniers et des chanteuses qui ont alimenté notre culture. Je constate aussi avec appréhension le nombre de productions en anglais dans les université francophones… Bref, le tronc est difficile à reconnaître même si je considère que nous sommes bien plus qu’une souche! Je m’ennuie d’un leadership politique qui ne se contente pas d’un médiocre milieu assaisonné de cotes de popularité dans les sondages.
Le grand défi à relever c’est que le grand mouvement de libération des individus émergeant de la culture occidentale ne s’arrête pas au moi, moi, moi mais transcende ce palier limitant pour enfin participer au «nous» commun d’une culture écologique francophone que nous souhaitons voir fleurir au Québec.