Dans le cadre du 5e anniversaire de Nous.blogue, Sophie Michaud, chargée des contenus et des projets en partenariat à Communagir, rencontre des blogueurs de Nous.blogue pour «Une petite jasette avec…», en vidéo. Ce billet accompagne la jasette qu’elle a eue avec Laval Gagnon et que vous pouvez voir ici.
C’est connu, les grandes crises mondiales provoquent de fortes prises de conscience qui révèlent sans fard les caractéristiques, les forces et les faiblesses des sociétés de l’époque où elles sévissent. Allons-y sans détour, après une gestion de crise apparemment bien contrôlée et éclairée, la pandémie de la COVID-19 a exposé de plus en plus douloureusement la vulnérabilité et les travers tenaces de la société québécoise dans ce qui apparaît comme un mal-être systémique.
Au plus fort de cette crise qui perdure, on pouvait en observer le symptôme le plus apparent, soit la relation kafkaïenne, pleine d’équivoques, parfois même teintée de malice et d’hypocrisie, entre élus et intervenants des différentes instances canadiennes, québécoises et municipales. Legault vs Trudeau et des premiers ministres des provinces; Horacio Arruda de la santé publique québécoise vs son homologue fédérale Theresa Tiam et Mylène Drouin de la santé publique montréalaise; les hôpitaux vs la santé publique et le Ministère; les CIUSSS et CISSS vs la ministre Danielle McCan et les CHSLD; Legault vs la mairesse Valérie Plante; le gouvernement vs l’opposition à la loi 61; Montréal vs les régions; les corporations médicales vs le gouvernement; etc. À l’évidence, la cour était pleine. Au-delà des négociations ardues au sujet de l’argent qu’il fallait débloquer, des ressources qu’il fallait mobiliser ou trouver et des interventions qu’il fallait exécuter en urgence, se jouait une authentique, féroce et épuisante lutte de pouvoir. Examinons-la en y mettant une perspective historique.
Les causes
Au milieu du 20e siècle a émergé, avec la Révolution tranquille, une société distincte de facture sociale démocrate, qui a mené le Québec à deux rendez-vous ratés avec la souveraineté. A contrario, les 20 premières années du 21e siècle ont, de diverses façons, fissuré, ébranlé et jusqu’à un certain point disloqué l’écosystème collectif de ce que constituait traditionnellement l’univers national québécois.
Des facteurs externes sont en cause : la généralisation de l’anglais comme langue internationale et véhicule culturel; le néolibéralisme et la mondialisation de l’économie numérique; la crise environnementale; la pression multiculturelle d’une immigration en forte croissance; la reconfiguration chaotique des relations internationales; la montée de la Chine; le déclin américain, et la gouvernance présidentielle erratique aux États-Unis.
Parmi les facteurs internes associés à l’essoufflement du nationalisme et l’affaiblissement de l’univers francophone, il faut noter la fatigue référendaire; la procrastination fédérale envers la promotion du français; le prosélytisme multiculturel pancanadien; les aspirations environnementales de la jeunesse combinés à la diversification des courants sociaux, idéologiques et politiques; l’émergence de nouveaux partis; l’inefficacité de l’accueil et l’intégration des immigrants; l’urbanisation accélérée souvent débridée de la conurbation métropolitaine; le délestage des régions intermédiaires et éloignées; l’abandon des communautés rurales, et l’hypercentralisation de la gouvernance québécoise.
En politique, c’est encore belote et rebelote. Sur le papier constitutionnel de 1982, les délimitations du pouvoir apparaissent claires entre les provinces et le gouvernement fédéral. Mais en pratique, c’est plus compliqué, bordélique à certains égards, car les intérêts sont diversifiés et multidimensionnels. Les municipalités relevant du provincial, le gouvernement fédéral ne peut intervenir directement à ce palier et doit négocier au cas par cas avec les provinces. Plusieurs domaines, comme les ressources naturelles, les transports, la culture et l’environnement, sont de compétence partagée et interpellent de plus en plus le palier municipal. Grâce à son pouvoir de dépenser, dont il ne se prive pas comme on l’a vu avec la pandémie, le gouvernement fédéral, surtout quand il est libéral, est un intervenant très sollicité et actif dans des secteurs exclusifs aux provinces, dont le financement de la santé et de l’éducation. Et il n’hésite pas à se lancer dans une guerre de normes et de visibilité quant il intervient en terre québécoise.
La société distincte
Pendant la pandémie, par une douteuse stratégie de communication et l’impressionnante distribution des fonds fédéraux sans réelle consultation, Justin Trudeau a implicitement mis en cause, explicitement même lors de l’intervention de l’armée, la capacité du gouvernement québécois de gérer la crise. Une mauvaise impression qui s’est avivée quand il est apparu que s’il y avait une société distincte dont il fallait s’occuper de toute urgence, c’était celle de la région métropolitaine, épicentre québécois, et même canadien, de la pandémie. Valérie Plante en a profité pour camper son rapport de force métropolitain devant un gouvernement caquiste déjà peu porté sur la consultation, à une époque où la région montréalaise a si peu de représentants au pouvoir à l’Assemblée nationale. Pour des élus à l’hôtel de ville de Montréal ou au Parlement à Ottawa, la crise a cette fois démontré que le Québec est peut-être une société distincte, mais dans ce qu’elle a de pire, y compris dans sa gestion de l’immigration et des communautés « racisées » qu’on a mobilisées dans la lutte contre la pandémie.
Certes, l’élection de la CAQ en 2018 avait ravivé la polarisation Québec-Ottawa et causé, avec le retour en force du Bloc québécois à l’élection de 2019, un gouvernement libéral minoritaire. Mais l’attitude centralisatrice du gouvernement canadien pendant la crise pandémique est demeuré rigoureusement conforme à la vision du Canada qu’entretient son premier ministre, une vision calquée sur la poursuite de l’héritage politique de son père, lui-même père de la constitution de 1982.
Cette toile de fond d’inspiration anglo-saxonne, axée sur les droits individuels inscrits dans une charte juridique, résolument multiculturelle, confirme aux yeux du fédéral le mandat supérieur du gouvernement canadien devant celui des provinces. Il faut rappeler que la réforme constitutionnelle de Trudeau père a entraîné le largage du Québec dans l’édification du projet canadien, un Québec qui, mauvais sort, a raté son rendez-vous avec lui-même 13 ans plus tard. Depuis, les conférences constitutionnelles qui ont été longtemps le forum de négociation entre Ottawa et les provinces sont des souvenirs qui s’effacent au profit d’un bilatéralisme vicié par l’argent fédéral. L’héritier Trudeau poursuit seul l’œuvre de plus en plus diaphane de son père. On se demande s’il a d’autres talents que ceux de rêver le Canada et de pratiquer l’aumône du riche.
J’observe attentivement la société québécoise depuis les années 70. Je constate comme d’autres que cette société distincte l’est de plus en plus pour les mauvaises raisons. Essentiellement, malgré une forte centralisation du pouvoir au bureau du premier ministre, la « province » de Québec n’arrive plus à induire dans sa gouvernance la cohérence et la cohésion nécessaires pour s’attaquer efficacement aux défis contemporains qui la confrontent. Nous sommes manifestement devant une famille sociale disloquée, éclatée verront certains, dont de trop nombreux membres parmi les plus impliqués sont placés dans une dynamique relationnelle d’affrontement, d’impotence, de quête marginale, de dépendance chronique, de course aux privilèges, de compétition malsaine, de soumission des plus faibles, de vulnérabilité financière. Sans qu’on puisse se référer à un code d’éthique qui ferait consensus sur les valeurs communes, affligé d’un mal-être systémique.
Le mythe sanitaire
La pandémie a amplifié les distorsions sociales, ce n’est pas un hasard. Depuis la mise en veilleuse de la question nationale, dont il faut rappeler qu’elle était arrimée à une approche politique sociale démocrate, le Québec est cette fois en quête d’un mythe fantasmé avec la recherche personnelle de santé idéale et d’accomplissement individuel. J’ose le qualifier de mythe sanitaire. La souveraineté nationale, remède politique à notre santé collective, a laissé la place à la prescription générale d’une société vouée au mythe du bien-être individuel. Dans un Québec économiquement en santé évidemment. Même le premier ministre Legault parle du développement économique comme d’un remède. La santé publique, plus que l’éducation et bien plus que la culture, constitue désormais LA priorité nationale avec son fantasme, le bien-être individuel parfaitement dessiné, bien épicé de sauce épicurienne. On ne peut être contre la vertu bien sûr. Mais le mot n’est pas la chose.
Avec la bénédiction de Philippe Couillard, Gaétan Barrette a imposé une réforme radicalement tournée vers l’hospitalo-centrisme, opportunément généreuse pour les médecins. Bien coulée dans le ciment technocratique des CISSS et des CIUSSS, son jargon gavé de statistiques, de cibles budgétaires, de bilan opérationnel, de moyennes de traitement et de diagnostics de performance, cette réforme acheva la désorganisation et la déshumanisation du système de santé amorcées sous l’ère Charest. La crise de la COVID-19 aura tôt fait d’en relever l’ampleur.
Comment en sortir ? Selon ses propos rapportés récemment dans Le Devoir, Jean Rochon, l’ancien ministre de la santé sous le gouvernement péquiste en 1995, a cerné avec justesse la situation. Lui-même avait tenté à son époque de faire adopter une réforme décentralisée par le «virage ambulatoire». Mais le gouvernement avait abandonné le projet en raison de l’opération «déficit zéro» imposée par le premier ministre Bouchard. «Il ne faut plus faire de réforme de structure, les gens sont fatigués, mais on peut décentraliser le pouvoir à l’intérieur des CISSS et des CIUSSS, rendre les gestionnaires imputables de leur population», a-t-il souligné au Devoir. En contrepartie, cela enlèvera la «camisole de force» de la réforme Barrette, qui empêche les initiatives locales, conclut Jean Rochon.
Sur le terrain d’ailleurs, c’est ce qui semble se produire. Les témoignages de prises en charge dans les établissements se multiplient. Dans l’urgence d’agir, dégagés (enfin) du corset administratif d’un système sclérosé et en crise, les intervenants de la santé, du médecin à l’aide soignant, de l’infirmière au technicien ambulancier, du professionnel au gestionnaire local, ont solidairement réagi, relevé leurs manches et passé à l’action, en improvisant souvent en dehors des procédures, la plupart du temps avec créativité et efficience. Il y a là une grande leçon.
Certes, le Québec présente toujours les symptômes d’une société divisée, morcelée, affichant de profonds clivages politiques, culturels, sociaux, économiques et ethniques sur l’île de Montréal même, entre la métropole, sa banlieue et le reste du Québec, entre les régions centrales et périphériques, entre l’urbain et le rural. Malgré tout, une forte majorité de la population francophone demeure fidèle à l’idée que le Québec est une société authentiquement distincte. L’État québécois en est le dépositaire, mais le peuple souverain en est le légitime propriétaire.
La prise en charge
Il demeure qu’avec la pandémie, la fermeture des frontières et l’imparable loi de la nécessité, les Québécois reprennent contact avec le Québec profond, leur immense pays, leur superbe territoire national, le polycentrisme des diverses patries régionales, la majesté du fleuve Saint-Laurent et la richesse des communautés qui le bordent et se déploient à l’intérieur des terres. Il y a là l’élan d’un retour aux sources dans une vision renouvelée et généreuse nourrie par le patrimoine et l’histoire, ferments culturels de toujours. Il y a là aussi un appel dramatisé par l’urgence pandémique aux habitants pour un nouvel élan de solidarité et de modernité.
Ce sentiment renouvelé de rapprochement et d’enracinement au pays réel apparaît authentique. Il annonce un désir de réappropriation du territoire par le peuple et doit être reconnu et soutenu. Pour ce faire, les communautés qui occupent diversement le Québec ont besoin de l’appui de leur gouvernement et de l’engagement des députés de l’Assemblée nationale. Le débat national demeurera des palabres de salon si on recule devant cette exigeante aventure de prise en charge. Un défi qui appelle une décentralisation des ressources et des services, commande une gouvernance locale et régionale outillée et, n’ayons pas peur des mots tabous, qui esquisse au palier national une fédération à la québécoise. Pour une société souveraine qui rassemble, proche des particularités de son monde et ouverte sur le monde. Pour la santé du Québec…