Mise en garde:
Ce billet 5e anniversaire est un essai-fiction, toute ressemblance avec des événements, situations ou des personnes réelles n’est pas totalement le fruit du hasard. Sa lecture peut provoquer du scepticisme, des désaccords, des critiques, de l’agacement, de l’indifférence, des idées de projet, de l’inquiétude, des réactions de déni, des espoirs, des renforcements ou des questionnements. Il est recommandé d’échanger vos impressions avec collègues et amis.
4 mai 2026, 5h40
J’ouvre finalement un œil après cette ixième nuit agitée. Cela s’annonce comme une belle journée de printemps. De ma fenêtre, je regarde l’arbre et les bourgeons qui déploient leurs feuilles d’un beau vert tendre. La nature semble indifférente à la morosité ambiante. Je devrais m’en inspirer… J’ai l’impression de venir d’une époque pas si lointaine qui ne cesse de s’effriter. Les yeux au plafond, je me retrouve dans cet état de rêverie à la recherche de cet hier qui m’a conduit à ce 4 mai.
C’était hier
D’où me vient donc ce sentiment d’attente de je ne sais trop quoi et quand cela a-t-il commencé? Si je me force à fouiller mes souvenirs vagabonds et à retracer le chemin parcouru, cela remonte au printemps 2020 où l’économie mondiale subit un coup de frein d’une violence jamais vue causant un véritable traumatisme économique et de fortes perturbations des marchés comme celui du pétrole, ébranlant nos certitudes quant à la primauté des droits individuels et de l’invincibilité du capital. On découvrait comment nos destins sont liés dans une chaîne ininterrompue d’activités humaines à l’échelle planétaire et la vulnérabilité de l’humanité dans le monde réel et non virtuel des financiers.
Produit de l’évolution, nous avons besoin d’un ennemi perceptible pour répondre au danger et nous en avions trouvé un à notre mesure. Sans ennemis précis, possédant un merveilleux prétexte, on pouvait mettre au rancart les questions et les décisions qui permettraient de réduire l’ampleur des conflits et autres catastrophes et pandémies qui se préparaient déjà à la suite du dérèglement climatique.
La pandémie n’était qu’un prélude aux souffrances et bouleversements à venir. Dépourvu de capacité d’anticipation, des sommets comme La COP15 Biodiversité en Chine ou celui de la COP26 de Glasgow n’avaient désormais de l’importance que sur le papier. Incapables d’imaginer un futur différent du présent, obsédés par 2008 et le besoin de s’assurer que la machine productive puisse repartir rapidement, gouvernés par l’improvisation, les gouvernements des pays les plus riches se sont subitement permis ce qui était inacceptable quelques semaines plus tôt. Ils ont lâché les vannes de la dette, du déficit public, sans vision à un niveau sans précédent. Pas tant pour des raisons sanitaires que pour sauver l’économie. De l’argent il y en avait, des milliers de milliards. Environ 10 fois ce qui a été dépensé lors de la crise financière de 2008.
Disparaissait ainsi en quelques jours le peu d’espoir restant de créer un avenir avec des modes de vies plus équitables, tenables dans la durée. Non, l’objectif de mobiliser 100 milliards de dollars par an à partir de 2020 pour soutenir les pays en développement et les autres investissements promis par les pays du nord dans les mesures d’adaptation et de lutte aux changements climatiques ne se réaliseront pas. Comme on nous le répétera à satiété: « La capacité financière de l’état est limitée. Nous devons respecter la capacité des contribuables à rembourser et nous devons conserver une politique fiscale compétitives pour les entreprises. »
Une toute petite bestiole, un virus de 130 nanomètres, et le monde a cessé de tourner pendant des mois. Comme la plupart, je me sentais avec un sentiment de sidération, impuissant… et de plus en plus fébrile, attendant de voir ce qui allait se passer chez le voisin, espérant que les politiciens ou les scientifiques régleraient le problème, tout de suite, comme dans un jeu vidéo. Le monde était devenu comme un immense jeu de dominos. Il s’agissait qu’un morceau vacille pour que les autres tombent. De plus en plus repliés sur nous-mêmes, on passait sous silence l’existence et la détresse des pays pauvres.
Je crois que c’est la première fois que je réalisais l’ampleur de ce fantasme de la modernité, de puissance sur la nature qui était enfoui en chacun de nous ainsi que la vanité et l’arrogance de notre foi dans le progrès technique et en cette économie lacunaire. La situation a mis en évidence certaines vulnérabilités de notre système alimentaire, mais malgré les contraintes et la perturbation des chaînes logistiques occasionnant quelques tablettes vides, pas de rationnement. Heureusement, contrairement à nos voisins du sud, nous n’avons manqué de rien d’essentiel à la satisfaction de nos besoins de base, évitant ainsi des débordements que l’on peut redouter dans une société intolérante à la frustration. Pour une partie non négligeable de la population, la précarité alimentaire demeurait une réalité et d’aucuns n’excluaient pas la possibilité de la mise en place d’un programme de rationnement comme suggéré en Angleterre.
La situation était temporaire et, malgré les espoirs de quelques-uns de « repenser la machine à achever le monde », les choses se sont finalement presque rétablies après un peu plus d’un an. Les avancés de quelques-uns concernant la « démondialisation » s’est finalement limité à quelques ajustements cosmétiques pour démontrer que l’on avait appris de l’expérience, mais un constat s’imposait déjà. La croissance verte, la croissance tout court ne serait pas au rendez-vous. Cela était cependant suffisant et on peut dire que j’avais une impression de déjà-vu, de continuité, de sécurité… Ma détoxification avait débuté, mais comme je n’aime pas trop me questionner sur ce qui pourrait remettre en question mes valeurs, mes habitudes ou être source d’anxiété, je suis revenu tranquillement à mon petit train-train habituel. La mémoire est une faculté qui oublie malheureusement. Un profond besoin de revenir à un état de « normalité » m’habitait et, à l’image de tant d’autres, je reléguais de façon furtive, dans un coin de mon cerveau ce que je ne voulais pas croire. Le monde changeait pour vrai et, comme mes voisins, je faisais la sourde oreille.
2022, c’était au tour de la géologie de faire valoir ses droits et de nous rappeler que c’est l’énergie disponible dans une société qui lui permet de se développer, de se complexifier ou de régresser. Pas de négociation possible. Cette fois, les conséquences ne seraient pas temporaires. La situation est irréversible. L’épuisement des ressources, l’or noir en particulier, déterminant de la croissance et de notre confort depuis 150 ans, fondait comme neige au soleil. Ni la rhétorique guerrière ni les recherches quant à une technologie salvatrice, ni les appels au boycott, à la grève ou à manifester ne pouvaient remplacer les dizaines de millions d’années nécessaires à la fabrication des énergies fossiles. Les colonnes du temple tremblaient à nouveau. Oh! Il y en avait encore et pas mal. Mais il était de très mauvaise qualité et de moins en moins rentable à exploiter (TRE). On avait atteint le fameux pic… pétrolier. Le flux nourricier s’épuisait sérieusement et aucune transfusion possible à l’horizon.
Des événements à venir dans les deux prochaines décennies, trop grands pour être encore imaginés, annonçaient un réveil difficile. Moins d’énergie signifiait moins de machines, moins d’esclaves mécaniques, un monde agricole précarisé, moins de confort, moins de PIB, moins de services, moins de bouffe, des institutions affaiblies, moins d’insouciance, plus de conflits, une chute de la démographie, plus d’huile de bras, un retour dans les champs et la nécessité de réapprendre de nos ancêtres. Les 30 Glorieuses et les années d’euphorie boursière avaient sculpté notre imaginaire de ce que devrait être le monde idéal, mais leur temps était révolu pour faire place à l’inconnu.
Rareté oblige, son prix ne cesse d’augmenter depuis avec ses conséquences sur le prix des aliments et les tensions sociales et géopolitiques. Plusieurs pays ne le subventionne plus et les populations les plus fragiles ne peuvent plus s’en procurer provoquant des émeutes comme en Équateur à l’automne 2019. Au Québec, on a également notre propre mouvement inspiré des gilets jaunes depuis quelques années. Deux récessions majeures d’une durée inhabituelle en 5 ans. Les banques sont de plus en plus frileuses, limitant l’accès au crédit, contractant ainsi le commerce, augmentant par la même occasion l’inflation et le chômage, limitant d’autant la capacité de taxer et de prélever des impôts alors qu’il faut bien rembourser. Seules les banques semblent s’en tirer pas trop mal. C’est ainsi que de nombreux pays se retrouvent dans une situation semblable à celle de la Grèce. Je me rappelle avoir pensé : nous aurions besoin d’un Jean de La Fontaine. Quel critique ferait-il donc aujourd’hui dans La cigale et la fourmi de nos dirigeants?
Une des rares bonnes/fausses nouvelles était que les émissions de GES diminuaient malgré nous. La crise avait ralenti la croissance du PIB. Cela ne changeait pas grand-chose sur les émissions globales, car il faudrait une COVID, soit une baisse de 4% par an jusqu’en 2100 pour rester sous les 2 degrés. Cela confirmait quand même la justesse de l’équation: “CO2 ou PIB, il faut choisir”.
Un début de quelque chose
Malgré l’effort de guerre fourni et une mobilisation planétaire sans précédent, le coronavirus n’a pas réussi à mettre en cause les fondements idéologiques de la croissance, la poursuite de la destruction des habitats, ni à réduire l’impact des changements climatiques.
Les agriculteurs de partout sont désormais confrontés à des menaces croissantes et vivent des moments de plus en plus incertains. L’approvisionnement est de plus en plus erratique pour plusieurs denrées. S’il est vrai que « ce qui sépare la civilisation du chaos, c’est 5 repas », c’est l’alimentation qui me préoccupe. Une grande partie de ce qui est dans mon assiette provenant du bout du monde. Je me rappelle lorsque l’OMS a déclaré officiellement qu’il s’agissait d’une pandémie, nombreux sont ceux qui ont plongé dans une frénésie d’achat de papier hygiénique. Je n’en revenais pas. On peut se passer de papier de toilette, mais pas de bouffer. Aucune région n’est en mesure de nourrir par elle-même sa population. Le système alimentaire n’est toujours pas prêt à affronter un sevrage énergétique, hyper spécialisé, fortement mécanisé, dopé au pétrole, incapable d’adaptation rapide; que va-il se produire lors de ruptures à répétition des chaînes d’approvisionnement? Quels principes éthiques et mesures aurons-nous anticipés pour « faire société » quand la situation l’exigera?
Malgré l’exemple de précurseurs remettant en question les règles du jeu et réalisant à petite échelle des initiatives concernant des changements à notre mode de vie, ce n’est qu’en 2023, à la suite de l’annonce de l’atteinte du pic pétrolier et avec un certain sentiment d’urgence que j’ai trouvé le courage de sortir de mon cocon. De jeter un coup d’œil à mes peurs refoulées afin d’y puiser l’énergie, le sens et la motivation me permettant de m’intéresser sérieusement à ce qui se passait au dehors et de travailler à des avenirs alternatifs. Un besoin boulimique de savoir m’habitait et je cherchais des réponses à mes nombreux questionnements. Je voulais comprendre les relations de cause à effet de ce que nous vivions et les conséquences des pathologies de la modernité. Je réalise alors brutalement que les « générations futures » dont on parlait il y a cinquante ans, eh bien, c’est nous et que ce qui aurait dû être notre héritage, le temps, avait été dilapidé sans vergogne.
Époque de désillusion face aux faux espoirs, c’est également à cette période que se multiplient, un peu partout au Québec et ailleurs, des regroupements visant à réaliser des innovations de rupture intégrant systématiquement les contraintes énergétique et climatique à leur projet, préconisant de développer en parallèle, des grands réseaux privés ou étatiques, nos moyens de subsistance essentiels. Plus récemment, suite aux dernières élections se sont créé des « forums de l’avenir » pour contrer les tendances court-termistes de notre démocratie et tenter de limiter les dégâts. Multiplier les îlots de résistance et les stratégies pour résister aux chocs plus importants à venir étaient à l’ordre du jour pour une réappropriation de notre vie sans l’omniprésence des gadgets technologiques. Retrouver une puissance d’agir et de penser autonome des gouvernements et des diktats du marché. Si les idées n’étaient pas nouvelles, la situation globale, l’urgence, la nature des dangers et l’ampleur des défis à relever, eux, n’avaient pas de précédents et nous étions de plus en plus nombreux à en prendre conscience.
C’est dans cet entre-temps que j’entends parler, ou reparler devrais-je dire, de façon régulière, de pensée systémique, de résilience alimentaire, de permaculture et de mouvements comme Villes en transition originaire de Grande-Bretagne et visant à l’origine à reconstruire la résilience locale afin d’encaisser le choc du pic pétrolier ou encore du Mouvement Colibris en France davantage centré sur le changement personnel comme facteur de transformation sociétale. Ça bougeait et « Penser autrement pour faire autrement » allait finalement faire son chemin et atteindre certains coins assoupis de mon cerveau.
Mettre l’épaule à la roue
Crédit difficile d’accès, commerce au ralenti, politiciens prisonniers d’une vision comptable et continuiste de l’histoire, institutions sociales fragilisées, climat déréglé, définitivement tous les symptômes d’un effondrement potentiel à grande échelle étaient là. Il fallait chercher ailleurs et sortir de l’illusion du progrès et du développement.
À l’époque, je me suis demandé avec mon ami Michel, un journaliste, comment pourrions-nous exprimer notre refus « de jouer le jeu du parvenir, de l’ambition » de cette société de compétition et de consumérisme? Qu’est-ce qui était à notre portée pour que notre communauté devienne plus résiliente, moins dépendante, constitue une alternative plausible dans un contexte de décroissance et de discontinuité, sans sombrer dans le survivalisme? Qu’est-ce qu’on pourrait organiser avec des proches, des voisins et toutes personnes de bonne volonté?
Finalement, on a rédigé une espèce de petit manifeste, en prévision des prochaines élections municipales, y abordant la nécessité de commencer à développer maintenant nos capacités d’autoproduction « low tech » et de trouver des solutions à la fin d’une énergie abondante et à bon marché, de la nécessité de tisser des réseaux d’approvisionnement à partir du potentiel de territoires restreints ayant des affinités naturelles encourageant l’auto-organisation et la solidarité.
Nous nous étions donné un objectif de solliciter une conversation avec les futurs candidats et de provoquer des occasions pour celles et ceux qui partageaient nos préoccupations de se rencontrer, de dialoguer afin d’apprendre ensemble et de mieux comprendre les bouleversements en cours et à venir, d’échanger sur nos craintes et nos espoirs, nos valeurs communes. En gros, de créer un climat de confiance propice à des coopérations futures.
On a diffusé avec les moyens du bord notre manifeste. Michel l’a fait parvenir à ses contacts dans les médias locaux et régionaux. Les enjeux soulevés en ont intéressé quelques-uns et nous avons eu des entrevues où certaines candidates ont accepté de participer. Cela a permis d’en élargir la diffusion et le bouche à oreille aidant, une quarantaine de personnes nous ont manifesté leur intérêt à participer à une rencontre. Un effet secondaire a été que quelques candidats ont osé intégrer à leur programme ces questions comme étant un enjeu pour l’avenir de leur municipalité élargissant ainsi le débat.
Nous avons ainsi pu organiser des rencontres avec les personnes intéressées. Les enjeux liés à la question alimentaire, base de notre capacité à rester en vie mais également comme facteur de stabilité sociale ayant été au cœur de nos échanges, nous avons finalement décidé de développer un projet sur ces thèmes. La moitié des personnes ont décidé de poursuivre la réflexion. Parmi elles, deux candidats élus et un autre de mes amis agriculteur qui déjà développait sa ferme selon les principes de l’ agroécologie.
Un an et demi plus tard, après de nombreuses recherches, doutes et questionnements et quelques achats dont un cheval, nous nous retrouverons grâce à Denis qui nous a réservé quelques hectares, tous ensemble en ce matin du 4 mai pour préparer le sol pour les semences qui auront lieu avant la fin du mois. Ce sera notre première occasion réelle de se faire la main en gang comme il dit.
Je ne sais pas exactement où tout cela va nous conduire, chose certaine, tout s’effrite un peu plus chaque jour et le passé est de moins en moins un bon guide pour décider de demain. J’ai la conviction qu’il est possible de « Penser et de faire autrement » et que nous n’avons d’autres choix que de passer de la performance à la résilience. C’est un premier pas.
Je pense qu’il y a un véritable mouvement qui est en train de naître. Il y a d’autres groupes qui se sont constitués dans la région avec des préoccupations similaires. On s’est contacté et promis de se rencontrer après les récoltes pour partager nos expériences. Enfin, de l’espace, de « petites brèches de liberté » pour se mettre en action, faire des choix autonomes, renouer avec la dignité.
Allez, debout, assez paressé. C’est le temps de déjeuner si on veut commencer.
2 réponses
Merci
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