Si dans le langage courant, le mot « entreprendre » signifie « se lancer en affaires, » les dictionnaires nous livrent quelques définitions plus larges. Entreprendre, selon Larousse: « c’est entreprendre un projet, c’est commencer à exécuter une action en général longue et complexe et décider de faire quelque chose afin de le mettre à exécution[1].» Or, à bien y penser le premier projet qui incombe à tous, c’est celui d’entreprendre sa vie. De la même façon que l’entrepreneur doit décider ce qu’il veut faire de son entreprise, tout être humain a avantage à décider ce qu’il veut faire de sa vie.
L’histoire de l’humanité est éloquente à cet égard. Depuis l’apparition, il y a 5000 ans, des villes-États organisées en métiers et en classes, deux tendances ont marqué l’organisation des sociétés. D’une part, le courant primaire où prévalent l’instinct de domination, l’exploitation du travail des plus faibles et le pillage des biens d’autrui (ce qui fut la tendance la plus forte au temps de l’Antiquité et des monarchies et empires). Chacun entreprend sa vie dans un climat de lutte pour la vie. L’individualisme s’impose. C’est le règne de la loi du plus fort, de la domination du capital, du chacun pour soi, de la lutte pour la vie, de la lutte des classes, et des injustices et des inégalités. La citoyenneté n’existe. C’est plutôt une minorité de riches (les rois) et une majorité des « sujets du roi. »
Au fil du temps, grâce à des moyens de communication, se développe chez les sujets de roi la revendication de certains droits. Puis, à la suite d’une révolution populaire, naît un nouveau courant, un courant civilisateur par lequel se développe lentement un esprit de coopération, de liberté, d’égalité et de fraternité. C’est le temps l’invention de la démocratie, de l’associationnisme, du collectivisme, du « Un pour tous, tous pour un ». Il en résulte un monde où ces deux courants cohabitent.
Les entrepreneurs de l’époque camp du courant primaire, en toute cohérence avec leur projet d’une société fondée sur la loi du plus fort et du plus riche créent des entreprises miroirs des valeurs sociales du courant primaire. Ainsi, de nombreuses entreprises sont dites « capitalistes » puisqu’elles sont la propriété de ceux qui détiennent la majorité du capital de l’entreprise. Ces entreprises sont évaluées selon l’importance de leurs richesses financières, leur capitalisation, leur capacité à produire de bons rendements pour l’ensemble des actionnaires ou des partenaires de l’entreprise. Un système où le capital décide.
Ce qui n’empêchera pas d’autres entrepreneurs, inspirés des valeurs du courant civilisateur de créer des entreprises miroirs d’un projet sociopolitique différent. Les victimes de la loi du plus fort, en s’interrogeant sur ce qu’ils veulent faire de leur vie, en viennent à la conclusion qu’à défaut de capital, ils ont la force du nombre. Ils aiment l’idée démocratique. Ils aiment les engagements inscrits dans les grandes chartes des droits de l’homme. Ils aiment l’idée d’une société soumise à la volonté citoyenne majoritaire. Autrement dit, ils s’intéressent à l’entrepreneuriat coopératif ou mutualiste. Ils créent des entreprises sous contrôle démocratique, chacun des membres n’ayant qu’un seul vote. Ce sont alors les citoyens qui décident et non le capital. Les valeurs des coopératives ne sont pas inscrites en bourse, mais inscrites dans le cœur des citoyens qui désirent créer un monde plus juste et plus égalitaire. Ces entreprises sont évaluées par leur capacité à créer de l’emploi, à desservir toutes les classes de la société, au souci des moins bien nantis et à une éthique du bien commun.
Si ces deux modèles d’entreprises ont traversé des siècles, le courant primaire étant naturel à l’Homme, on ne peut que constater que le capitalisme a dominé une grande partie du monde tout au long de cette période et qu’il a permis à l’humanité d’accomplir des avancées notables sur le plan matériel. Le XXe siècle, par exemple, fut certes le siècle le plus prolifique sur le plan de la connaissance de la matière et sur la capacité d’exploiter les ressources de la planète. Bien plus, des historiens rappellent que ce fut aussi le siècle de l’explosion de l’éducation. Jamais autant d’humains n’ont fréquenté les universités. Or, malgré ces connaissances du savoir-faire, malgré cette éducation généralisée, ce XXe siècle fut le siècle le plus meurtrier puisqu’il a connu deux grandes guerres mondiales (1914-1918 – 17 millions de morts) et 1939-1945 – 50 millions de morts) et quantité de guerres régionales et locales qui se continuent en ce début du XXIe siècle. Quant au savoir-être, au savoir-vivre ensemble, à la liberté qui ne nuit pas à celle des autres, quant à l’égalité des droits et des chances, quant à la fraternité, il faut admettre l’échec.
Puis ce fut la fameuse crise de 2008 et le basculement du monde qui en résulte et qui ont mis en lumière les excès du capitalisme moderne. Ils sont dénoncés par les plus grands économistes de nos temps modernes. Les inégalités qui en résultent sont telles que le monde est en feu: la révolte des populations est quasi universelle. Joseph Stiglitz, chef économiste et vice-président démissionnaire de la Banque Mondiale, écrit dans un des livres qu’il a écrit à ce sujet: «Il est donc urgent aujourd’hui de repenser le monde, de réformer une science économique qui s’est fourvoyée, entraînant dans son sillage l’accroissement des inégalités, la montée de la pauvreté ou l’aggravation de la crise environnementale [2].»
Pour sa part, Ellen Wood, spécialiste de la théorie capitaliste, écrit : «Personne ne niera que le capitalisme a permis à l’humanité d’accomplir des avancées notables sur le plan matériel. Mais il est devenu aujourd’hui manifeste que les lois du marché ne pourront faire prospérer le capital qu’au prix d’une détérioration des conditions de vie d’une multitude d’individus et d’une dégradation de l’environnement partout dans le monde.» Elle ajoute que l’espoir d’en arriver un jour à mettre sur pied un capitalisme humain est parfaitement irréalisable.
Le coopératisme apparaît dès lors comme une alternative plausible. C’est d’ailleurs ce que préconise un groupe de jeunes économistes, regroupés autour de l’institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS): «Il faut sortir d’une économie de compétition et d’avarice pour aller vers une économie de coopération [3].» écrit un chercheur de cet Institut.
Mais pour y arriver, il faut en premier lieu entreprendre sa vie. Décider ce qu’on veut faire de sa vie. Et ensuite, créer des entreprises qui s’inscrivent dans ce grand projet démocratique, libre et solidaire.
[1] Larousse en ligne.
[2] Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Éditions LLL.2010.
[3] Simon Tremblay-Pepin, chercheur IRIS, entrevue journal LE DEVOIR. 19-8-14