Tournant ou accélération?

Est-ce que « nos années 20 » conduiront à des années 30 comme celles du siècle précédent? Si les crises sont souvent des moments propices aux transformations profondes, ce ne sont pas toujours des transformations « progressistes » : si le New Deal américain inspire encore aujourd’hui les promoteurs d’un nouveau pacte économique et environnemental, il ne faut pas oublier que la même période a aussi porté au pouvoir les Hitler, Franco, Mussolini, Salazar et Staline!

En décidant, à la fin de l’an dernier, de placer le 5e anniversaire de Nous.blogue sous une enseigne prospective plutôt que rétrospective, nous n’avions pas prévu que le contexte serait aussi favorable à une révision en profondeur des perspectives!

Point tournant ou accélération de tendances?

Si certains ont vite fait de voir dans cette pandémie un point tournant de l’Histoire (Why this crisis is a turning point in history), d’autres n’y verront qu’une accélération de tendances déjà à l’œuvre depuis des années : montée des nativismes et des xénophobies, érosion du leadership international des États-Unis, difficultés accrues du projet Européen (The Pandemic Will Accelerate History Rather Than Reshape It).

Il est bien possible que les politiques qui naîtront de la période actuelle se révèlent contradictoires. Quelle surprise? Du genre sauver l’environnement en investissant dans l’industrie du pétrole, ou un « troisième lien »… Mais l’inconséquence et les pas de deux (un en avant, deux en arrière) de nos gouvernements ne doivent pas nous empêcher de réfléchir : n’avons-nous pas du temps, plus que jamais? L’actuelle période de vie au ralenti n’est-elle pas propice à un retour sur nos habitudes, nos besoins, nos espoirs?

La belle unité d’action qui s’est manifestée pendant la première période de la crise, avec un consensus fort autour des mesures de distanciation sociale et des soutien financiers nécessaires, risque d’éclater bien rapidement quand il s’agira de relancer l’économie ou de tirer des leçons pour l’avenir. À combien de périodes de compressions et de « rationalisation » des dépenses publiques nous exposons-nous pour l’avenir, afin de payer les dettes qui s’accumulent actuellement, si nous ne changeons pas la logique qui a d’ailleurs contribué à exacerber la crise? (Réduction des dépenses (et investissements) en santé publique, en soutien aux personnes de santé fragile, en services de base dont on reconnaît aujourd’hui le caractère essentiel (préposés, entretien, transport), au nom d’un équilibre budgétaire toujours inatteignable parce qu’on souhaitait, en même temps, réduire les impôts perçus comme exagérés ou, carrément, inutiles et nuisibles.)

Accumulating wealth and maintaining capitalism’s health at the expense of other goals have dominated public discourse for nearly four decades. Maybe we’re sick and tired enough now to think about something else. (The economy VS human life) [L’accumulation de richesse et le maintien de la santé du capitalisme au détriment des autres finalités ont dominé le discours public depuis quatre décennies. Peut-être sommes-nous assez fatigués et malades pour penser à quelque chose d’autre.]

Il y a tout de même des signes encourageants quand même les éditorialistes du Financial Times reconnaissent que « des réformes radicales, renversant les tendances des 40 dernières années, sont devenues nécessaires. Les gouvernements doivent devenir plus interventionnistes dans l’économie; les services publics sont des investissements et non des dépenses; la redistribution et la taxation des richesses, la question d’un revenu de base doivent être mises à l’ordre du jour ». [Radical reforms — reversing the policy direction of the last four decades — will need to be put on the table. (…) Policies until recently considered eccentric, such as basic income and wealth taxes, will have to be in the mix. – Virus lays bare the frailty of the social contract*, Financial Times, 3 avril 2020]

Même si, magiquement, tous les gouvernements devenaient déterminés à faire de telles réformes radicales, il faudrait en déterminer le processus, identifier les priorités dans le temps et dans l’effort… ce qui ne saurait se faire sans d’importantes discussions et négociations entre les parties prenantes. De là l’importance de mener dès à présent une discussion large et approfondie sur les principes et la nature des changements qui devront être faits dans nos modes de vie. Cela pour faire face non seulement aux prochains risques biologiques (pandémies, espèces invasives, changements climatiques), mais aussi pour le faire de manière socialement acceptable, aussi démocratique et équitable que possible.

Et cette discussion ne peut pas être réservée aux seuls scientifiques ou spécialistes (des politiques, de l’économie…). Il faut qu’elle soit infusée, nourrie des réflexions et de l’action des citoyens et des groupes et mouvements sociaux. Ces réflexions et discussions ne font pas parti d’un plan unique, centralisé, mais reflètent une convergence des consciences et visent la compréhension des intérêts à long terme de nos collectivités. Même si les idées et projets qui peuvent surgir de ces réflexions ne font pas consensus, ou ne deviennent que très partiellement réalité, le processus en lui-même devrait augmenter le niveau de conscience et de compétence collectives sur ces enjeux qui articulent le contrat social à la base des sociétés humaines et l’environnement, la terre et son climat qui rendent ce contrat social possible. On imagine facilement qu’une (genre de) commission royale puisse être formée sur ces questions… pour recueillir les contributions des partis, des organisations et associations formelles, mais aussi celles de citoyens et de réseaux plus informels.

L’après-crise

Des initiatives individuelles, comme ce blogueur, Clément Laberge, qui propose à la discussion des idées pour l’après. Mais j’aime bien l’initiative lancée par Bruno Latour d’un questionnaire simple (6 questions) qui se veut un « Exercice pour préparer l’après crise sanitaire pour être sûr que tout ne revienne pas comme avant ». Je reproduis ici les 6 questions, mais vous pouvez aussi utiliser un formulaire en ligne (Où atterrir après la pandémie?).

Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privées par la crise actuelle et qui vous donne la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :

    • Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas?
    • Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)
    • Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités?
    • Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement?
    • Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)
    • Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité?

Je n’ai pas encore pris le temps de remplir moi-même ce questionnaire, mais je serais intéressé à échanger avec ceux et celles qui le feront aussi.

Mais, le « plan de transition » ne s’élaborera pas en additionnant simplement les opinions et besoins individuels. Évidemment. Nous devons avoir d’autres indicateurs que financiers pour orienter le développement économique. Une « bio-économie » à la Georgescu-Roegen1? De même que nous devons trouver des moyens pour maintenir l’innovation technologique et sociale2 dans un contexte où la « croissance brute », associée habituellement à l’augmentation des matières et énergies consommées, est grandement limitée, puis réduite. Un contexte où l’appât du gain n’est plus le seul ou le principal aiguillon orientant le développement, mais où la prise de risque (et l’innovation) est encore possible, même favorisée.

 

*Si vous ne pouvez accéder à l’article du Financial Times en cliquant sur le lien, recopiez le début de la phrase (en anglais) de “Radical reforms” jusqu’à “four decades” et cherchez-le dans Google. Vous y aurez peut-être accès!

Notes

1. Voir Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, p. 325-332

2. L’idée de dotation universelle en capital, avancée par Thomas Piketty dans Capital et idéologie p. 1126 et ss, peut être interprétée en ce sens.

 

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Une réponse

  1. Merci beaucoup Gilles pour ce partage! C’est un billet vraiment inspirant. Il nous invite à s’élever et se nourrir l’esprit en vue des débats à venir.

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