Le bateau et l’amiral

Hier matin, luxe suprême, vingt minutes à tuer. Envie d’un latte pour contrer la froidure de novembre. J’entre dans un café-coop de l’avenue du Parc, passe ma commande au jeune homme derrière le comptoir et m’attable…

Point de départ de ce troisième billet à la poursuite de la citoyenneté.

Mercredi, le rapport de la commission Charbonneau livre ses constats sur le caractère structurel et systématique de la corruption et de la collusion au Québec.

L’actualité à peine moins récente nous apprend que le Canada laisse s’évader dans les paradis fiscaux 130 milliards de dollars US (pour la seule année 2011).

Le Québec, quant à lui, injecte 1 milliard US de fonds publics pour renflouer Bombardier, alors que ce dernier délocalise ses activités au Maroc, au Mexique et en Inde et fait de l’ « optimisation » fiscale au Luxembourg.

Et cette violence inouïe qui enflamme le monde. Et le jeu des puissants, intérêts économiques, politiques et religieux confondus, attisant, par en dessous, les braises de l’intolérance et de la barbarie.

Tout ça alimente mon impression qu’il y a quelque chose de profondément pourri dans la manière dont certains humains profitent des autres, dans le « Système ».

Pragmatique et lucide, le jeune homme derrière son comptoir a une opinion. Alors que je lui demande pourquoi avoir fondé une coopérative de travail, il me répond tout de go : « parce qu’il faut s’organiser soi-même si on ne veut pas se faire organiser. Il faut gagner sa vie, mais être solidaires les uns des autres ».

Je tangue sur mon socle d’idéaux. Grandie dans les années 70, dans les promesses du système québécois moderne, j’ai beaucoup cru que l’équité et la solidarité passaient par l’État, leader d’une vision rassembleuse et positive pour l’ensemble des individus. Force est de constater que nous sommes encore loin de l’Île Merveilleuse. Le bateau prend l’eau et a tant rapetissé que seuls quelques-uns, plus gras et plus forts, peuvent encore y monter.

Le café-coop de l’avenue du Parc est un lieu propice pour réfléchir.

Peut-être n’ai-je pas compris à quel point le capitalisme est puissant, qu’il est le présent et l’avenir des sociétés humaines et qu’il implique de nouvelles formes de solidarité et de citoyenneté? Peut-être que ces dernières passent désormais par quelque chose de différent de la réalité qui les a vues naître… alors qu’être « citoyen » signifiait de participer aux affaires de l’État?

J’explore.

La philanthropie

J’ai assisté dernièrement au sommet sur la philanthropie organisé par l’Institut Mallet. Ce fut particulièrement instructif sur la vision des philanthropes et les motivations de leur engagement. Conscients des iniquités et des besoins grandissants, ils ne remettent toutefois pas en question le système capitaliste et la manière dont il contribue à accroître les écarts économiques, sociaux et environnementaux. Ils parlent plutôt de leur sentiment de responsabilité envers les collectivités, notamment celles où sont implantées leurs entreprises. Ils investissent temps, argent et biens pour soutenir des actions directes. Ils choisissent leurs causes et s’attendent à des résultats.

Compte tenu du désengagement de l’État, la place de la philanthropie est appelée à se transformer et à grandir dans la société québécoise. Que peut-on en attendre? Est-elle la nouvelle gardienne de la solidarité sociale? Qu’est-ce que cela veut dire pour l’ensemble du filet social, pour les causes moins « attrayantes »? Qu’est-ce que cela augure pour des visions de la société qui remettent en question l’ordre des choses? Le monde de la philanthropie se questionne sur sa propre contribution et le débat n’est certes pas clos.

L’entrepreneuriat « social »

Les coopératives occupent une place importante dans l’économie du Québec. On en compte environ 3 300, essentiellement des PME. Selon le site du ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Exportation (MEIE), elles regroupent 8,8 millions de producteurs, de consommateurs et de travailleurs… pas pire pour 8,26 millions de québécois…

L’économie sociale a également pris toute sa place au Québec. Selon le Chantier de l’économie sociale, elle représente environ 7 000 entreprises et plus de 150 000 emplois (4% du total des emplois). Le Chantier en définit ainsi la visée : « … une économie plurielle qui a pour finalité le rendement à la communauté et la défense du bien commun directement liée aux besoins et aux aspirations des collectivités. Les entreprises d’économie sociale assurent le contrôle collectif et pérennisent la vitalité économique, sociale et culturelle des communautés. »

En dehors du modèle coopératif et de l’économie sociale, des projets d’entreprises privées se développent, également animés par une volonté d’engagement social. Le Lab Café-projet est un bel exemple d’espaces créés pour soutenir l’émergence de cet entrepreneuriat « citoyen ». Il propose « … une rencontre entre porteurs de projets, entrepreneurs sociaux confirmés, professionnels du management et de l’innovation et collaborateurs de la communauté… [pour]… stimuler la créativité citoyenne et mobiliser l’expérience des membres de la communauté ainsi que le savoir des experts. Tous les participants s’enrichissent des projets inspirants présentés, des ateliers d’experts en entrepreneuriat social et des échanges créatifs, tout en participant à une communauté dynamique qui s’implique pour changer le monde. »

L’entrepreneuriat social ne remet pas en question le système économique. Il utilise plutôt ses modèles au service d’une économie plus « humaine ». Il ne compte pas sur l’État, mais plutôt sur la force d’entreprendre des citoyens et des collectivités qui doivent agir pour répondre à leurs besoins.

Les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux sont le temple des « opinions » promues au rang de vérités. Comme en traitait Le Devoir récemment, ils changent la réalité même du journalisme : moins de journalistes, plus de chroniqueurs, moins de nouvelles, mois de faits vérifiés. Dans ce monde, tout n’a certainement pas égale valeur, mais s’exprime également.

Il semble toutefois qu’on ne peut pas tout dire. Une étude réalisée en 2014 par le Pew Research Internet Project démontre que les gens n’ont pas tendance à exprimer une idée quand elle ne correspond pas à celle de leur entourage et n’ont pas plus tendance à le faire sur les réseaux sociaux de peur d’être ostracisés. Est-ce dire que ces réseaux favorisent le conformisme? Probablement.

Les réseaux sociaux sont-ils des espaces démocratiques? On peut certainement dire qu’ils construisent une forme de citoyenneté, instantanée, volatile et à la fois puissante du fait du nombre et de la nature des opinions exprimées : colère, enthousiasme, mais aussi solidarité envers des causes, des personnes ou des groupes.

À travers les réseaux sociaux, les individus se regroupent et construisent un rapport de force avec les pouvoirs en place. La sensibilité des politiciens à ce qui s’y passe (certains y interviennent activement), en témoigne. De là à dire cependant qu’ils sont des espaces permettant véritablement de remettre en question l’ordre établi, il y a tout un pas. Dans l’instantanéité du WEB, on dénonce, on opine et on passe à autre chose.

Les mouvements sociaux

Les mouvements sociaux sont visibles, tapageurs. Ils cherchent à  changer les institutions et les normes. Ils appellent à la solidarité et à une citoyenneté engagée. Ils émergent souvent en opposition au système capitaliste et aux iniquités. L’altermondialisme prend ainsi différents visages : Attac, Occupy, Idle No More, Printemps Arabe, mouvement étudiant plus près de nous, etc.

Ces mouvements ne sont pas nouveaux; les luttes de travailleurs et féministes ont pavé la voix. Aujourd’hui, ils sont encore bien vivants, même si plus éphémères. Ils carburent à l’action d’éclat et à la visibilité médiatique dans un monde où l’information tourne vite et où l’attention ne dure souvent que le temps d’une image.

Même s’ils dérangent, les mouvements sociaux réussissent peu à mettre réellement à mal le système établi. Chose certaine, ils sont une magnifique école de citoyenneté, fonctionnant souvent selon des règles démocratiques différentes de celles des institutions, à la fois moins hiérarchiques et plus participatives. Si cela est une force, c’est peut-être aussi leur faiblesse, puisque les mouvements sociaux peinent souvent à sortir de l’état de nébuleuse pour articuler des positions cohérentes et devenir un réel interlocuteur face aux pouvoirs.

Intéressant tout cela.

Alors? On fout l’État dehors et on s’autorégule à coup de philanthropie redistributrice, de petites entreprises, d’opinions et de coups de gueule éphémères? Je continue à y réfléchir alors que mon café refroidit et que la journée m’appelle.

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