Faits divers dans l’Avent de Noël

Les années passées c’est un conte de Noël que je vous proposais en cette période des Fêtes de fin d’année. Aujourd’hui, c’est sous la forme d’une nouvelle que je vous transmets mes vœux d’un joyeux Noël et d’une bonne et douce année 2020.

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Camille est à la fenêtre de sa librairie Pages et plume. Il est 17h10. Dehors une neige légère tourbillonne dans l’air glacial de ce 20 décembre.

Elle observe le va-et-vient des passants chaudement emmitouflés qui déambulent comme des ombres anonymes sur la rue mal éclairée, alors que la nuit est déjà là en ces jours les plus courts de l’année. Les 30 centimètres de neige tombés la veille encombrent les artères du quartier et contrarient les piétons pressés de rentrer à la maison, et les retardataires sortis pour l’achat d’un dernier cadeau ou pour compléter la liste des ingrédients qui composeront le menu du réveillon de Noël.

Plutôt dans la journée, Camille a parlé à Solange. Elle aime interrompre ainsi ses heures de travail pour un brin de causette, prendre des nouvelles et parfois suggérer quelque sortie au restaurant ou au théâtre. Ce soir elle rentrera vers 18h30. Elle n’exprime aucun désir de sortie. La quiétude du foyer et peut-être le visionnement d’un film sur Netflix feront l’affaire. « À tout à l’heure ma chérie », souffle-t-elle avant de raccrocher.

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Solange, douce Solange. Avocate à la Chambre de la jeunesse à la Cour du Québec à Montréal, cette tendre et aimante amie se consacre à la défense de jeunes enfants victimes de maltraitance et d’abandon. Cet engagement professionnel se prolonge dans un bénévolat qui l’amène chaque semaine à l’Hôpital Ste-Justine au chevet de bambins rescapés de sévices et vivant sans amour. Auprès d’eux, elle laisse libre cours à une pulsion maternelle qui s’émeut devant le drame indicible de ces petits êtres naufragés. Elle les serre sur son cœur, leur chante des berceuses, leur murmure des câlins, leur raconte de drôles d’histoires.

C’est lors d’un Salon du livre à Montréal que Camille et Solange se sont rencontrées. Camille y tenait un kiosque présentant les nouveautés de diverses maisons d’édition, dont des collections « Jeunesse ». Quelques échanges pour l’achat d’un livre qui ferait sourire et rêver un enfant triste. Un éclair de joie est passé dans leurs regards croisés. Aussi la puissance du désir. Elles se sont revues dans les jours qui ont suivi. Elles sont devenues amies et amoureuses. Camille redoutait le moment de leurs premières étreintes. Il fallait mettre à nu cette affreuse cicatrice à la base du cou qu’elle dissimulait habilement sous des blouses à col montant ou de fins foulards dont elle maîtrisait parfaitement la mise en place. Le récit des événements entourant cette blessure bouleversa Solange. Cette nuit-là elles s’endormirent enlacées tendrement, les joues humides de larmes. Cela remontait à près de 25 ans maintenant.

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La tête appuyée sur le cadre de la fenêtre, Camille ressent une lassitude, un accablement. Les derniers jours ont été très achalandés à la librairie. Parmi les clients habituels se mêlent des figures nouvelles venues acheter un livre à offrir en cadeau. La plupart du temps, ces clients de passage n’ont pas de choix arrêtés et pour nombre d’entre eux cet achat est accompli comme une corvée. Errant entre les présentoirs et consultant au hasard livres de recettes, polars et romans populaires, ils demanderont bientôt conseil. Il faut alors faire preuve de patience et de doigté pour arriver à déceler ce qui est de nature à capter leur attention et à les orienter vers tel ou tel genre de livres, pour finalement proposer quelques titres. Et, bien entendu, agir avec diligence et amabilité.

C’est ainsi que le métier de libraire fait aussi œuvre pédagogique : écouter, orienter, conseiller, décrire un contenu, présenter un auteur.  Donner le goût de la lecture, faire découvrir des merveilles en littérature, partager des coups de cœur pour des auteurs, voilà la part la plus exaltante du quotidien des libraires.

Bien que Camille se prête habituellement tout naturellement à ces tâches, les jours qui précèdent les fêtes de Noël et du Nouvel An sont pour elle source de stress et de grande fatigue. Car en plus de l’affluence il y a chez le client l’urgence de conclure l’achat, ce qui bouscule l’accompagnement qu’elle aime offrir à ceux et celles qui entrent dans sa librairie. Elle ressent un réel malaise à vendre un livre comme le boucher vend cent grammes de jambon persillé. Heureusement, il y a eu cette embellie en fin de matinée alors que Jean Châteauvert, un client régulier, un presque ami, est passé à la librairie. Jean est un amateur de romans policiers et il entretient le désir de se commettre un jour à l’écriture d’une intrigue dont il nourrit secrètement le déroulement. Jovial et d’un naturel optimiste, Jean aime bavarder de choses et d’autres, entraînant la conversation sur des sujets les plus inattendus qu’il traite avec un humour qui lui est bien particulier. Ses visites à la librairie, dont il sort souvent comme il est entré, c’est-à-dire sans livre, sont vécues comme des moments de détente, des pauses rafraîchissantes. Aujourd’hui, il est parti avec un livre de Fred Vargas, Temps glaciaires.

Mais là, maintenant, le regard perdu au-delà de la vitre, les mains moites et crispées, il y a plus que de la lassitude chez Camille. Une angoisse oppressante a envahi tout son être. Immobile, son esprit est sous le choc du récit de son assistante à la librairie, Elvira, qui vient de quitter les lieux. Dans sa tête se confrontent des sentiments de compassion et de colère et plus profondément, un tourment qui origine du cœur.  

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Elvira travaille à la librairie depuis près de deux ans à raison d’une quinzaine d’heures par semaines affectées à différentes tâches administratives. Elle a vingt et un ans et poursuit des études en philosophie à l’Université de Montréal. Blonde aux yeux bleus, d’allure sobre et d’un langage joliment chantant, cette candidate au poste affiché se distinguait nettement des autres. Et chez Camille, ce visage candide associé au joli nom d’Elvira, fait dérouler dans sa tête les images évanescentes de la jeune fille aux cheveux d’or du film Elvira Madigan du cinéaste suédois Bo Widerberg sur la musique envoûtante du concerto no 21 de Mozart.

Le parcours d’étude d’Elvira et ses recherches bibliographiques ont contribué à rapprocher les deux femmes. Camille, sensible au discours intellectuel, se plaît à écouter Elvira parler avec enthousiasme et assurance de la complexité des questions débattues en philosophie, et se passionner pour en distinguer les différents courants de pensée, chercher les relations qui les unissent ou les opposent, et construire des hypothèses en quête du sens authentique et des influences de ces penseurs sur l’évolution des sociétés.

Dans le cadre de ses études de maîtrise, Elvira a développé un intérêt particulier pour les philosophes du siècle des Lumières, notamment Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot et d’Alembert, mais aussi les américains Thomas Jefferson et Benjamin Franklin et l’anglais John Locke. Des intellectuels qui ont contribué abondamment au renouveau social et politique d’une époque charnière de l’humanité. Elle découvre à travers leurs écrits des idées progressistes inspirées d’un humanisme profond. Comment Montesquieu, Diderot et Voltaire en arrivent-ils à défendre la liberté et l’égalité entre les hommes, en proposant un mode du vivre-ensemble qui concilie la liberté individuelle et les exigences de la vie en société ? Elle est admirative de l’audace de Jean-Jacques Rousseau qui publie en 1762 Du contrat social, texte fondamental qui allait inspirer la Déclaration des Droits de l’Homme et toute la philosophie de la Révolution française.  

Comment ces hommes ont-ils pu concevoir, partager et porter avec autant de conviction et d’acharnement des idées qui allaient bouleverser des façons de penser et de gouverner séculaires, et faire entrer le monde occidental dans une ère où la liberté et le respect de la personne et de la nature deviendraient des vertus capitales ?

Elle s’interroge sur les éléments d’un terreau qui a conduit ces philosophes à s’opposer à la monarchie absolue en France et en Angleterre, à lutter contre le fanatisme religieux à l’origine des guerres qui ont dévasté tant de pays en Europe, à élaborer des structures politiques fondées sur des principes démocratiques, à critiquer des systèmes de valeurs traditionnelles concernant la famille et l’éducation, à promouvoir la rationalité scientifique, à proposer l’observation de la nature pour guider le comportement des hommes, etc. Elle s’émerveille de leur vision prospective tout autant que de leur audace à proposer de nouveaux modèles de gouvernement et d’organisation sociale.

C’est finalement Jean-Jacques Rousseau qui retient son attention pour la préparation de son mémoire de maîtrise. Et plus précisément l’hypothèse qu’il développe dans son Discours sur les sciences et les arts à savoir que « l’homme naît naturellement bon, c’est la société qui le corrompt et le rend malheureux ». Pour contrer les influences « néfastes » de la société moderne, Rousseau soutient que l’apprentissage des choses de la vie chez l’enfant doit se faire par l’expérimentation plutôt que par l’analyse et le discours théorique. C’est ainsi qu’il propose le modèle du « bon sauvage » qu’il développe dans son livre l’Émile ou l’Éducation.

Pour Elvira, son mémoire de maîtrise ne saurait toutefois prétendre apporter une contribution originale à l’analyse de ces deux ouvrages de Rousseau qui ont déjà donné lieu à de très nombreuses études de par le monde. Aussi, a-t-elle décidé de traiter de la pensée de Rousseau sur la nature et l’éducation en la comparant avec celle d’un philosophe qui aurait vécu plusieurs décennies plus tard. Avec l’aide et les encouragements de son directeur de recherche, son choix se porte sur Henri David Thoreau, philosophe américain qui a vécu un siècle après Rousseau, dont l’œuvre phare est Walden ou la vie dans les bois.

C’est avec fascination et ferveur qu’Elvira s’engage dans la découverte de ce philosophe naturaliste et sensualiste, solitaire et rebelle. Cet homme qui expérimente les principes de sa pensée philosophique farouchement libre, par un mode de vie qui le confronte aux aléas du quotidien vécu en pleine nature, dont il se donne pour exemple les tribus indiennes d’Amérique. Pour lui, les Indiens les plus frustes savent beaucoup plus de choses que les philosophes les plus savants. À l’encontre de Rousseau qui puise ses connaissances et conforte ses convictions sur l’art de vivre des Indiens à partir de lectures, Thoreau les fréquente et adopte leurs pratiques.

C’est au lac Walden, lieu mythique du temps de sa jeunesse, non loin de la maison familiale, qu’il construit sa cabane et qu’il va développer sa philosophie inspirée des sagesses indiennes. Elvira aime à imaginer ce philosophe romantique, chassant et pêchant, préparant son bois d’hiver et cuisant ses repas au grand air, tout en notant ses réflexions dans un journal. Ce journal, tenu pendant un quart de siècle, totalisera plus de six mille pages regroupées dans quatorze volumes au moment de sa mort à l’âge de 44 ans, emporté par la tuberculose. C’est de ce journal qu’il puisera les matériaux pour la rédaction de ce chef-d’œuvre de la philosophie concrète qu’est Walden, en tentant de répondre à sa lancinante question existentielle : comment vivre sa vie en philosophe ?

Mais Thoreau est aussi un grand lecteur et un méditatif. Sur les rayons de sa bibliothèque, les grands classiques d’Homère, Dante, Euripide, Platon, Aristote, Sophocle, Cicéron et Shakespeare, côtoient des ouvrages consacrés aux coquillages, des manuels de topographie, des livres d’ornithologie, un traité d’apiculture, ainsi que des récits d’aventures de Melville chez qui il trouve appui à ses principes de vie, et le Taïpi de Nathaniel Hawthorne qui préconise de « mener une sorte de vie indienne ».

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Camille s’intéresse au sujet de recherche du mémoire d’Elvira. Et celle-ci apprécie avoir une personne à qui parler de ses lectures, de l’admiration qu’elle ressent pour Rousseau et Thoreau qui ont tant en commun tout en ayant vécu dans des contextes géographiques, historiques, culturels et politiques très différents. Une amie à qui se confier également pour partager les difficultés rencontrées et où chercher un peu de réconfort dans les périodes d’angoisse, voire de découragement qui parfois l’envahissent.  

Camille est ravie de cette confiance et de cette proximité qui les unissent et qu’elle vit comme une complicité à la fois exaltante et troublante. Elle écoute Elvira, exprime quelques commentaires et soulève des questions pour que la conversation se poursuive, fascinée par la fluidité de son intelligence et la fougue de son discours. Des moments d’échanges exquis qui bouleversent l’âme de Camille et font monter en elle un émoi délicieux.

Tantôt, elle observe du coin de l’œil la taille svelte d’Elvira, ses jambes élancées et le profil pudique de sa poitrine. Alors, c’est un trouble incontrôlable qu’elle ressent. Mais elle se fait violence pour en réprimer l’expression. Au fond d’elle-même, elle porte l’empreinte de ces images comme une brûlure honteuse. Ah ! mais quelle belle âme cette Elvira et quel écrin ravissant l’enveloppe !

Loin de s’en soustraire, elle entretient, elle nourrit en silence cette attirance irrésistible, ce trouble qui la chavire, par une participation active et assidue à la réflexion laborieuse d’Elvira dans le cheminement de ses travaux de mémoire. Ainsi, elle se documente, en secret, sur Henri David Thoreau qui a vécu sa courte vie, de 1817 à 1862, presque essentiellement à Concord, petite communauté rurale de l’état du Massachussetts.

Un jour elle découvre, parmi les nouvelles parutions qu’elle reçoit à la librairie, un petit livre d’à peine 100 pages écrit par Michel Onfray. Elle connaît ce philosophe français hyperactif dont certaines publications et déclarations lors d’entrevues, ne manquent pas de susciter la polémique dans le monde bien-pensant de ces philosophes « créateurs de concepts », comme il les appelle ironiquement. Le titre attire son attention : Vivre une vie philosophique. Thoreau le sauvage. Le soir même elle en dévore le contenu. C’est à la fois un manifeste pour une vie philosophique libre et appliquée, telle que l’a pratiquée Thoreau, et un hommage à la vie et à l’œuvre de ce « penseur des bois et des champs ».

Émule d’une philosophie vécue et engagée, Onfray présente Thoreau comme un maître et son Walden comme un grand livre de philosophie existentielle. Ravie, Camille trouve dans ce petit ouvrage plein de détails et d’anecdotes savoureuses dont elle pourra émailler ses échanges avec Elvira, moins pour la surprendre que pour maintenir la vivacité d’une relation dont Rousseau et Thoreau sont en quelque sorte les entremetteurs. Cette perspective la met en joie.

Elle s’amuse à imaginer des questions du genre : « Tu savais que Thoreau, bien qu’il fût rebelle et aimât faire l’école buissonnière avec son frère Jack, était un élève brillant ; il traduisait le grec et le latin et il a étudié pendant quatre ans à la prestigieuse université de Harvard ? »  Ou celle-ci : « Tu savais que malgré sa réputation de célibataire endurci, Thoreau a eu une proximité intime avec la femme de son ami Emerson alors que celui-ci était en tournée de conférences en Europe ? » Ou encore celle-ci : « Tu savais que pour vivre Thoreau se fit enseignant à l’école primaire de Concord, mais qu’il démissionna peu de temps après, ses initiatives pédagogiques n’étant pas du goût de l’institution. Et que dès l’année suivante, en 1838, il ouvrit une école avec son frère mettant en pratique des principes libertaires qui se concrétisaient par des sorties de découverte dans la campagne, l’herborisation dans la nature et, évidemment, l’absence de sévices corporels, les enfants étant même associés au processus disciplinaire ? » Et défier Elvira sur les rapprochements et les distinctions à faire entre l’éducation prêchée et pratiquée par Thoreau et celle de Rousseau exposée dans son Émile ? Et, avec une pointe d’humour, rappeler certains événements ou des faits quelque peu cocasses. Par exemple, que Thoreau, farouchement antiesclavagiste, a fait de la prison pour des impôts non payés prétextant que ces taxes servaient à entretenir le régime esclavagiste. Or il a été libéré dès le lendemain matin de son incarcération parce qu’une bonne âme de sa famille a réglé la dette de façon anonyme, ce contre quoi il ne s’est pas insurgé. Quant à sa petite cabane au lac Walden, le symbole en quelque sorte de son esprit libre et rebelle, il y a effectivement vécu, mais de façon intermittente entre le 4 juillet 1845, jour anniversaire de la déclaration d’indépendance aux États-Unis, et le 6 septembre 1847, soit une courte période de 25 mois. Ce qui pourrait être vu comme un lieu de villégiature plutôt que comme le refuge d’un ascète. D’ailleurs, tous les deux jours il rend visite à ses parents qui habitent à quelques minutes de marche et rapporte de quoi manger, autre chose que le poisson du lac, ou la marmotte des bois qu’il dit pêcher et chasser. « Bien que Onfray ne le mentionne pas, ne crois-tu pas Elvira qu’il y apportait aussi son linge à laver ? »

Camille est heureuse de ses trouvailles et anticipe les conversations enjouées qu’elles sauront entraîner.

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Puis un jour Elvira a présenté à Camille Roger, son ami de cœur. Camille est demeurée estomaquée devant ce spécimen mâle aux manières rustres et au port hautain. Ils se sont croisés à quelques reprises dans les semaines qui ont suivi, alors qu’il venait rejoindre Elvira après ses heures de travail. C’était autant d’occasions pour Camille de confirmer son antipathie envers ce garçon. Elle ne parvenait pas à comprendre comment une fille si intelligente, si perspicace dans ses réflexions, si raffinée dans ses conversations, si gracieuse, ait pu s’amouracher de ce voyou outrageusement tatoué, fantasque et vraisemblablement inculte.

De penser que cet être abject touchait la si délicate Elvira et lui faisait l’amour, la révulsait. Pour dissimuler cette antipathie fiévreuse qui bouillonnait en elle, elle se cloîtrait dans son bureau lors des passages de l’ignoble à la librairie, alors qu’il arpentait les allées de sa suffisance baveuse.

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Aujourd’hui, Elvira a quitté la librairie seule. Éplorée, presque anéantie, elle avait raconté à Camille le drame de la veille. Au cours du petit déjeuner, elle avait informé Roger que sa journée, et possiblement la soirée, seraient consacrées à compléter la rédaction d’un chapitre crucial de son mémoire à soumettre à son directeur le lendemain, dernier jour du semestre. Après ses heures de travail, un emploi qu’il occupait comme livreur chez un commerce d’ameublement, Roger décida d’aller rejoindre des copains et de passer la soirée à regarder un match de hockey dans un bar. À son retour à l’appartement vers 23h00, Elvira est toujours à sa table de travail. L’inspiration est lente et la rédaction pénible. Devant son écran depuis plusieurs heures, ses paupières sont lourdes et ses idées s’embrouillent. Il lui faut pourtant terminer ce sacré chapitre.

Éméché, Roger lui commande de mettre fin à son travail et d’aller le rejoindre dans la chambre pour faire l’amour. Elvira, qui tente désespérément de demeurer concentrée sur son texte pour enfin l’achever, lui signifie énergiquement qu’elle n’a pas la tête à ça. S’ensuit une violente dispute. Elvira tente de lui faire comprendre l’importance de terminer son travail. Roger ne veut rien entendre, obstiné méchamment dans sa requête et frustré du refus d’Elvira. Voyant qu’elle ne cédera pas, il l’agrippe par un bras, la traîne vers la porte et la jette dehors, en pleine nuit, au froid. Éperdue, Elvira frappe la porte en criant et pleurant, le suppliant de la laisser entrer. La porte s’ouvre. C’est pour lui lancer à la figure son manteau et ses bottes, lui criant rageusement de partir. Quant à son ordinateur que réclame Elvira, il le garde. « Tu viendras le récupérer quand tu auras changé d’idée », hurle-t-il. Anéantie et tremblante de froid, c’est chez une amie qui habite à quelques rues de là qu’elle se réfugie pour la nuit.

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Il est 18h10. Camille est en route pour la maison. Il lui tarde de rentrer chez elle, de retrouver le sourire apaisant de Solange et de se débarrasser de la lourdeur de cette journée dans l’eau chaude et parfumée d’un bain. Dans la rue commerçante qu’elle traverse, les vitrines sont éclairées de lumières scintillantes et des haut-parleurs diffusent des chants de Noël.

À un feu de circulation, Camille s’arrête. Quelques piétons défilent devant elle. Parmi eux elle reconnaît Roger. Il marche d’un pas désinvolte entraînant une grande fille dégingandée dont les cheveux roux s’échappent d’une tuque et d’un foulard mal ajustés. Camille regarde à travers lui, au-delà de lui. Elle voit la gracieuse Elvira éperdue dans les bras de cet être béotien. Il glisse sa main sous sa blouse, désagrafe précipitamment son soutien-gorge, tripote avec frénésie ce corps encore juvénile comme si c’était de la pâte à modeler, ce corps fait pour des caresses à fleur de peau. Plus haut, il mord le lobe d’une oreille puis fourre sa langue visqueuse entre les lèvres vermeilles de cette beauté alanguie. C’est comme un film glauque qui se déroule dans sa tête en un quart de seconde.

À la hauteur de la voiture de Camille, Roger tourne soudain sa tête vers elle. Il la reconnaît. Son regard se fait insolent. La fille aux cheveux roux court vers le trottoir opposé, car la lumière maintenant jaune va bientôt tourner au rouge. Il la dévisage, un air de défiance dans les yeux. Elle visse son regard dans le sien. Elle y voit une sorte de perversité. Le film reprend dans sa tête. La musique de Noël est brusquement interrompue par un crépitement d’arme à feu. Puis des cris, des lamentations. Figée, incapable du moindre geste, elle voit Geneviève, puis Barbara, puis Maud tomber, ensanglantées. Le tueur tourne son arme vers elle. À l’hôpital, le lendemain matin, elle apprendra le décès de 14 de ses consoeurs, inscrites comme elle à l’École polytechnique de Montréal, abattues dans leur classe par un tueur fou, geste féminicide analysera-t-on plus tard. La balle qui lui était destinée a ouvert les chairs à la base du cou sans causer une blessure mortelle.

Des semaines pour guérir la déchirure, plus encore pour tenter de conjurer l’angoisse que ce drame avait installée en elle. Le retour en classe et la reprise des cours avaient été impossibles. Il a fallu renoncer à une carrière d’ingénieure tant désirée.

À l’invitation de son oncle Omer, propriétaire d’une petite librairie de quartier, elle se joignit à lui et entreprit sa réhabilitation dans ce cénacle dédié aux écrivains et à leurs œuvres. En la présence d’Omer, cet homme bienveillant, fervent de littérature et admiratif des auteurs, Solange se familiarisa à cet univers et partagea bientôt la passion de son oncle. Lorsque celui-ci décéda quelques années plus tard, elle hérita de la librairie.

À travers la vitre de la voiture, c’est le visage haineux de Marc Lépine, le tueur de Polytechnique, et celui de Roger qui se chevauchent puis se confondent, que Camille voit; cette violence envers les femmes, les plaintes qu’elle entend, l’odeur du sang, et ce corps à jamais meurtri dont elle cache l’affreuse blessure. Elle est saoule de colère. Une sueur froide perle sur son front. Son pied droit glisse sur la pédale d’accélération. Elle appuie avec frénésie. Le moteur gronde, la carrosserie est propulsée comme un cheval que l’on vient d’éperonner. Le choc est brutal, effrayant. Comme un craquement se fait entendre. Un caillot de sang éclabousse le pare-brise et une ombre obscurcit, le temps d’un éclair, la lumière que projette un réverbère.

Tout autour c’est la stupeur. Une clameur horrifiée monte. Bientôt un attroupement se crée où se mêlent stupéfaction et incompréhension.

Camille sort calmement de la voiture. Le corps broyé de Roger gît sur le toit. Il a des mouvements saccadés, des spasmes, et les gémissements qu’il émet trahissent d’horribles douleurs. Elle s’approche du corps souffrant et penche sa tête vers la sienne. Leurs regards se nouent à nouveau. Dans ses yeux révulsés et maculés de sang, elle transfert l’image d’un visage où passe un éclat victorieux. Nul besoin de paroles. Le corps du gisant ne répond plus à son esprit malicieux. Camille étire un bras vers sa poitrine que les badauds attroupés comprennent comme un geste de compassion. De ses doigts qui n’ont rien perdu de leur tension vengeresse, elle tâte la cage thoracique vérifiant l’ampleur des dommages. Satisfaite, elle porte son regard vers les jambes dont les positions dans des angles étranges révèlent des ravages importants ici aussi.

Bientôt, policiers et ambulanciers sont sur place. On l’interroge ainsi que des témoins. Elle est amenée. Elle pense à Solange qui doit s’inquiéter de son retard, et à Elvira qui pourra récupérer son ordinateur. Dans un instant de délire obsessionnel sa vie a basculé dans les ténèbres.

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Il est 19h30. Solange vient de mettre au réchaud le gratin d’asperges qu’elle a amoureusement préparé. Elle jette à nouveau un œil aux aiguilles de l’horloge. Camille aura été retardée par quelque imprévu se dit-elle. Une enceinte invisible diffuse la voix langoureuse de Diana Krall. Devant la glace elle replace une mèche de cheveux et vérifie une troisième fois le décolleté de son chemisier de soie. Ce soir, elle veut plaire à Camille.

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Le lendemain matin, le Journal de Montréal titrait dans ses pages consacrées aux faits divers : « Un blessé grave dans un accident. Un jeune homme a été renversé par une voiture tôt hier soir dans le quartier Rosemont. La conductrice, une femme d’une cinquantaine d’années, a été conduite au poste de police afin d’éclaircir les circonstances de ce tragique événement. Selon des témoins, l’accident serait attribuable à une distraction de la dame au volant. »

P.S. Ceux et celles qui auront vu dans cette nouvelle un message contre la violence faite aux femmes, rejoindront à cet instant ma pensée.

Pour la tuerie à l’École Polytechnique de Montréal survenue le 6 décembre 1989, voir : https://www.journaldemontreal.com/2019/12/06/une-tragedie-impossible-a-oublier

https://ici.radio-canada.ca/dossier/26985/tuerie-polytechnique-25-ans

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Une réponse

  1. La violence, les agressions sous toutes ses formes faites aux femmes et aux jeunes filles est un fléau dans notre société qui se veut égalitaire et progressiste. Il faut en parler, dénoncer, agir. Merci Lise pour le partage de vos réflexions et propos.

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